Un touriste en Orient
Le 14 juin 1830, l’armée française débarquait à l’ouest d’Alger et le 5 juillet 1830, la capitale était prise par l’armée française. L’ambition est de faire du Maghreb un lieu européen. Et oui, l’Orient peut faire partie de l’Europe puisque l’Orient est occidentalisé. Ce n’est pas juste une extension de territoire mais aussi une extension d’influence. Après tout, la colonisation a lieu pour que les occidentaux se sentent chez eux en Orient.
C’est dans ce contexte que le célèbre peintre Eugène Delacroix se rend en Orient en 1832. On a l’impression que c’est un fou de vouloir partir explorer l’inconnu ! Absolument pas. Il ne part pas découvrir l’Orient. Il fait simplement partie d’une mission diplomatique et militaire auprès du comte de Mornay. Le gouvernement de Louis Phillippe souhaitait établir des relations de bons voisinages avec le sultan du Maroc. C’est le comte de Mornay qui est alors envoyé. Eugène Delacroix fait également partie du voyage. Mais ce dernier n’est pas emmené pour dessiner avec des scientifiques comme on l’a déjà vu aux cours de grandes missions d’explorations. Il est autorisé à faire partie du voyage car c’est un bon dandy parisien qui doit alors occuper Mornay s’ennuyant seul dans ce « pays mal accueillant ».
Dans une lettre à un ami du 8 décembre 1831, Delacroix écrit qu’aucune préparation à ce voyage n’était prévue. C’est une demande de dernière minute du comte de Mornay pour sa propre distraction. Ce n’est pas une demande du gouvernement. Ce n’est pas un projet de Delacroix. L’historiographie en a fait un héros qui a ouvert l’Orient à l’art, ce qui est faux. Le gouvernement ne paie pas pour le séjour du peintre comme il l’aurait fait pour des artistes iconographe dans une expédition archéologique. Delacroix ne peut se joindre au voyage que s’il prend lui-même en charge ses frais. C’est un touriste par bonheur artiste.
A Tanger, c’est l’émerveillement ! Il découvre les juifs de la communauté indigène car ce sont les seuls qui acceptent d’être portraiturés. Ce pays, il l’aborde en artiste, non en tant que dessinateur scientifique ou d’ethnologue. Il travaille sur des compositions pour les futurs Salons. Il écrit même : « Le Maroc, c’est l’antique vivant ». On sait comme l’antique est important dans l’art du XIXe siècle. Et comme nous l’avons déjà traité dans l’article précédent sur Lehnert & Landrock, l’artiste transpose son imaginaire occidental et antique sur une population totalement différente. Sa très célèbre citation prouve qu’il n’a absolument rien compris alors de son voyage au Maghreb : « J’ai bien ri des Grecs de David ». En observant les populations arabes du Maghreb du XIXe siècle, il pense avoir mieux compris les Grecs du IVe siècle av. J.-C. A Meknes, il rencontre l’hostilité des populations vis à vis des occidentaux. Il parle d’ « ennui extrême ». C’est un élément important que beaucoup d’artistes qui se sont rendus au Maroc ont expérimenté. Le fait de ne pas avoir le droit de peindre les habitants. Delacroix représente des fantasias auxquelles il assiste. Ce sont uniquement des spectacles réalisés pour la mission diplomatique. Mais pour les français lors du Salon parisien, c’est un spectacle quotidien.
Des coulisses coloniales
Même si Delacroix pense avoir une manière innocente d’observer Alger, c’est le contexte militaire qui le fait aborder l’Algérie de cette façon. Même si son œil regarde de manière innocente, ça reste une vision conditionnée par le militaire. Ce qu’il voit il n’a pu le voir que parce que les militaires sont passés avant lui. Nous en arrivons à l’œuvre étudiée aujourd’hui.

Des Algéroises représentées dans un intérieur, un harem. Delacroix fait des Femmes d’Alger une « scène de genre orientale » avec l’idée d’une vision modérée de l’Orient. Ce sont simplement des femmes chez elles. Une scène tout ce qu’il y a de plus basique. Mais pour pouvoir peindre cette scène « banale », il a dû faire face à un certain nombre d’interdits du lieu en les transgressant tous. Et c’est ce qui rend son tableau si violent. Ses carnets de voyages montrent une autre atmosphère de l’intérieur. C’est lui qui a créé la scène, il a modifié la réalité. Il a enlevé tout ce qui était transgressif dans le fait de représenter ces femmes.
Toutes les scènes qu’il peint (scènes d’intérieur de harem, fantasia, …) c’est en compagnie des militaires français qu’il les fait. Le terme « harem » est donc bien trop fort car à cette date, ce n’en est plus un. L’homme possédant ce harem a été remplacé par le peintre et son armée. Ça ne devient plus qu’un lieu de prostitution. On assiste alors à une véritable consommation des femmes algériennes. Lorsque Delacroix découvre ce fameux harem qui n’en est plus un, il découvre ces femmes soumises à la force française. Il n’aurait jamais pu entrer sans les forces françaises qui utilisent alors ces femmes à loisir. Certes, ça ne veut pas dire que Delacroix a également « consommé ». Et à vrai dire, on s’en moque ! Cette peinture sans violence apparente a donc une violence : le dévoilement de cet intérieur non consenti.

La seconde peinture qu’il peint est donc pire. C’est une autre version des Femmes d’Alger conservée au musée Fabre de Montpellier. L’intérieur est sombre, illuminé artificiellement. Les femmes ne s’occupent plus. Elles ne discutent plus entre elles. Là, elles nous attendent. Elles regardent le spectateur de manière à les inviter chez elles. Leurs corsages sont beaucoup plus relâchés. L’esclave de droite nous ouvre le rideau sur la scène. Cela permet d’entrer dans l’espace du harem qui est d’ordinaire interdit. On sent alors c’est affreuse impression de bordel colonial. Les femmes attendent silencieusement les hommes occidentaux dans une atmosphère sombre.
La peinture semble ne pas vouloir montrer ces coulisses coloniales, car on ne montre pas les troupes militaires. Mais elle n’a pourtant rien d’innocente. Les « dessous sales » ne peuvent être niés. La représentation du réel avec la domination par le sexe devient ici une dimension esthétique. Ce tableau témoigne du droit de regard du colonisateur sur les colonisés. Ces femmes ne sont plus ouvertes aux hommes, mais aux spectateurs. Et ce motif va se diffuser dans l’imaginaire occidental. Ces femmes deviennent une boule à neige (cet objet-souvenir qu’on achète lors d’un voyage et qu’on exhibe chez soi pour prouver qu’on s’est rendu sur ce lieu).
Un discours impérialiste
Mais évidemment, si c’est un cadre finalement très français avec des militaires partout, pourquoi le représenter et le montrer au Salon ?
Delacroix n’a pas cherché à apprendre des personnes qu’il représentait. Il ne les a pas côtoyé et ne les a observé uniquement lorsqu’elles posaient pour lui. Il était en vérité incapable de parler des mœurs de ces populations. Mais il n’en restait pas moins le peintre voyageur pour Paris. Il a voyagé en 1832 et il n’y est jamais retourné. On est bien loin de Fromentin par exemple qui y est allé, s’y est installé et a vécu avec les populations locales. Mais Delacroix offre ici l’illusion commune aux personnes du Salon de connaître l’Orient. Tous les spectateurs sont devant ses œuvres dans l’idée d’apprendre sur la culture de l’Autre par l’image transcrite par sa peinture.
Les œuvres présentées aux Salons étaient toujours catégorisées par un genre (il existait une hiérarchie en peinture théorisée dès le XVIIe siècle). Mais Femmes d’Alger (version du Louvre) a difficilement pu être placée dans une catégorie. Ce n’est pas un tableau d’Histoire car il ne commémore aucun évènement. Ce n’est pas non plus une scène de genre, selon les critiques de l’époque (alors que très clairement ça en est une). Ce qui est singulier avec ce tableau, c’est que la critique va parler de « scène orientale ». Comme si avec l’orientalisme, on échappait à la hiérarchie des genres. Comme si c’était un genre spécifique. L’orientalisme serait donc une discipline récente qui montre à voir une réalité étrangère. D’emblée ce qu’on attend de Delacroix, c’est la réalité dans un but « ethnographique ». Ce conditionnement politique de Delacroix créée son monde orientaliste.
La deuxième peinture des Femmes d’Alger est difficile à imaginer comme une scène de genre. Car les femmes ne font rien. Rien ne se passe. En termes de genre, cette peinture relève de la nature morte ! On admire pour la technique, pour le beau et le merveilleux de l’espace. C’est comme présenter la représentation de Delacroix du Tigre de 1831. Il s’agit de montrer un spécimen authentique, exotique à un public occidental qui n’en a jamais vu pour son ravissement et sa connaissance. Nous sommes donc au cœur d’un discours impérialiste.
Pour en savoir plus : Malek Alloula, Le Harem colonial, 1981 François Pouillon et Michel Mégnin, « Le miroir aux alouettes : destin sociologique des images du nu indigène », L’Année du Maghreb, VI, 2010 Christelle Taraud, La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc : 1830-1962, 2003