Repenser l’écoféminisme

L’écoféminisme… un vaste sujet souvent difficile à cerner et pourtant essentiel à l’aube de la deuxième décennie du XXIe siècle. Pour cette raison, les Ourses ont décidé de se pencher sur ce mouvement, son histoire et sa réactualisation aujourd’hui au cœur des manifestations pour le climat.

Pancarte, manifestation du 23 novembre 2019, contre les violences faites aux femmes. ©Ourse Malléchée

Histoire et héritage, que retenir des débuts du mouvement ?

Comment interpréter l’écoféminisme aujourd’hui ? Longtemps critiqué, ce mouvement a vu son influence s’amoindrir au fil des années, du fait de l’émergence de différents courants antagonistes qui ont rendu l’écoféminisme complexe et défaillant à partir des années 90. La lutte écoféministe est apparue entre les années 1970 et 1980, insufflée par différents mouvements féministes, pacifistes, anarchistes et écologistes. On doit le terme d’”écoféminisme” à Françoise d’Eaubonne, philosophe et féministe française qui, en 1978, publia Ecologie et féminisme, révolution ou mutation ? Une des thèses centrales défendues par le mouvement et que l’on retrouve dans des articles de Joël Martine sur le site d’Attac est celle-ci : « Il y a une profonde affinité entre le projet de domination de la civilisation sur la nature et la domination des hommes sur les femmes ».

Au tout début, le terme d’écoféminisme a été surtout utilisé par les militantes écologistes américaines qui ont manifesté contre les désastres écologiques répétés sous la forme de sit-in, blocages de centrales, formations de camps écoféministes contre l’installation de missiles nucléaires… C’est d’ailleurs après l’accident nucléaire de Three Mile Island en 1979, que de nombreuses Américaines se rassemblèrent à Amherst, dans ce qui constitua la première rencontre écoféministe mondiale où assistèrent plusieurs centaines de femmes.

Emilie Hache raconte dans son livre Reclaim publié en 2016 que c’est au milieu des années 1970 que les premiers textes écoféministes ont été rédigés. Elle rappelle dans un entretien donné pour le magazine Reporterre, le quotidien de l’écologie, le 18 octobre 2016, que ce n’est qu’à partir des années 1990, à la fin de la Guerre Froide, lorsque le sujet du nucléaire devient moins central dans les débats internationaux, que l’écoféminisme tel qu’on le connaissait fut repris par les milieux universitaires. Institutionnalisé, il devint un objet de recherche académique. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’ouvrage de référence Ecoféminisme écrit en 1998 par Maria Mies, sociologue et écrivaine féministe allemande et Vandana Shiva, écrivaine et militante écologiste et féministe indienne. Si ces nombreuses recherches et ouvrages ont permis d’élaborer une pensée écoféministe à l’échelle internationale, elles ont aussi peu à peu dépolitisé le mouvement « en en faisant une éthique environnementale parmi d’autres et en ne renvoyant jamais à l’histoire de ces mobilisations » pour reprendre les mots d’Emilie Hache.

De ce fait, la question de l’héritage est fondamentale. Que retenir de tous ces courants apparus par la suite et qui furent directement insufflé par l’écoféminisme ? Que penser des nombreuses critiques essentialistes dont furent accusées ses militantes ?

Réactualiser le mouvement au XXIe siècle

Aux Etats-Unis comme en Europe, l’écoféminisme demeure encore aujourd’hui accusé par les féministes matérialistes d’essentialiser les femmes en les conditionnant dans une nature féminine. Le courant des féministes matérialistes est apparu en France au début des années 1970, en même temps que le mouvement de libération des femmes (MLF), elles s’inspirent de la théorie marxiste des rapports sociaux dans leur analyse du patriarcat et défendent l’idée que l’oppression des femmes est due à l’organisation politique, économique, culturelle de la société et non à une quelconque essence féminine. L’expression même de “féminisme matérialiste” est forgée en 1975 par Christine Delphy, autrice de L’ennemi principal. C’est ainsi qu’il leur semblait, après la seconde vague féministe des années 1970, inconcevable de réduire les femmes à leurs capacités reproductives en comparant leur condition à celle de la planète.

Cependant, questionner l’écoféminisme en pointant du doigt ses failles n’est pas une raison pour le juger inutile ou archaïque. C’est en ce sens que la pensée d’Alicia Puleo, philosophe féministe espagnole est intéressante. Cette dernière défend un écoféminisme de l’égalité, remis à jour au XXIe siècle avec tout ce qu’il suppose d’avancées en matières technologiques, scientifiques, philosophiques… « Il s’agit de penser et de nous penser au moyen d’un autre regard dans l’urgence du changement climatique sans régresser sur le chemin parcouru par le féminisme » affirme-t-elle.

Elle permet ainsi de remettre la pensée écoféministe au clair : il demeure bien évidemment essentiel de maintenir l’égalité, l’autonomie, l’accès à la contraception face à différents courants écoféministes qui s’opposent à toute intervention technologique ou médicale issue de la modernité au nom de la sainteté et de l’exaltation de la Vie. Penser l’écoféminisme au XXIe siècle c’est le redéfinir et le considérer sous le prisme de l’égalité, et comme le dit Alicia Puleo dans son article « Pour un écoféminisme de l’égalité » publié dans la revue Multitudes en 2017 :

« L’avenir de l’écoféminisme passe par une prise de position claire pour l’accès des femmes à un libre choix en matière reproductive. Les femmes doivent être reconnues comme des sujets capables de décider des questions démographiques, comme les sujets de leurs propres vies, capables de choisir si elles vont avoir des enfants ou non, dans le cadre d’une culture écologique de l’égalité. Ceci demande, parfois, le concours du savoir scientifique et technologique. Il n’est pas question de revenir à un passé « naturel » idéalisé ni de se livrer aveuglément à la science et à la technologie. »

Renouveler la lutte en 2019 : l’exemple de Bure

Les 20 et 21 septembre 2019, un rassemblement “féministe et anti-nucléaire” s’est tenu à Bure, dans la Meuse. Elles furent plus de 450 femmes, cis ou trans, queer, personnes non-binaires à venir lutter contre le projet Cigéo qui prévoit d’implanter dans la région un centre d’enfouissement, de “stockage” dans le sol de déchets radioactifs. Ce projet pourrait voir le jour d’ici 2025, d’où l’idée d’organiser un rassemblement d’ampleur à Bure dans un mouvement qui se veut inclusif, réunissant des féministes de tous bords et dans un consensus sur le libre choix de chacun-e.

Ce mouvement qui s’oriente vers de la lutte concrète anti-nucléaire et anticapitaliste rappelle les premiers temps de l’écoféminisme aux Etats-Unis, dans les années 1970. Il prouve ainsi qu’il est possible de revenir aux premiers engagements et aux principales luttes du mouvement tout en incluant les avancées technologiques, médicales et culturelles modernes.

Pour aller plus loin
Vandana Shiva et Maria Mies, Ecoféminisme, Editions L’Harmattan, 1998, 368 p.
Emilie Hache, Reclaim : Anthologie de textes écoféministes, Editions Cambourakis, 2016, 416 p.
Alicia Puleo, « Pour un écoféminisme de l’égalité » Multitudes, vol. 67, no. 2, 2017, pp. 75-81.
Ouvrage collectif, Faire partie du monde : réflexions écoféministes, Editions du remue-ménage, 2017, 176 p.
Podcast de Charlotte Bienaimé, “Ecoféminisme, 1er volet : Défendre nos territoires”, Un podcast à soi, Arte-radio, en ligne le 6 novembre 2019.

Cet article a été publié dans le deuxième numéro de notre revue papier féministe, publié en décembre 2019. Si vous souhaitez l'acheter, c'est encore possible ici.

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