Les femmes de l’independent living : entre handicaps, féminisme et résistance

Le Mouvement pour la vie autonome a modifié totalement le champ du handicap en le présentant comme socialement construit. Cependant, il a trop souvent écarté de ses revendications celles qui, en tant que femmes, mettaient en avant la double discrimination qu’elles subissaient. A l’heure de cette révolution militante, que s’est-il réellement passé pour les femmes en situation de handicaps ?

Un manque d’intersectionnalité

Le Mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées, commencé dans les années 60, s’inspira du Mouvement pour les droits civiques des personnes noires mais aussi du Mouvement pour les droits des femmes, dans un désir de libération et d’émancipation d’une société jugée validiste. Il est notamment connu par la suite sous le nom de l’Independent living, ou Mouvement pour la Vie autonome.

Cependant, comme le montre le second mouvement des personnes handicapées apparu dans les années 2000 et appelé « Crip », ce premier mouvement fut avant tout mené par des hommes blancs, cisgenres et hétérosexuels. Patty Bernes, une femme handicapée racisée, explique ne s’être jamais vraiment sentie touchée par le mouvement des personnes handicapées aux États-Unis qu’elle juge trop masculin et blanc. Pour elle, ce mouvement n’examine pas la complexité de l’expérience handicapée aux croisements des différentes oppressions car c’est un mouvement dominé par des hommes blancs. Ces derniers ont, en effet, et ce malgré leurs situations de personnes handicapées, un statut social supérieur par rapport à celui des femmes, et encore plus à celui des femmes racisées, ce qui leur permet une plus grande visibilité et des rôles dominants dans les mouvements de personnes handicapées.

C’est aussi ce qu’explique Catherine Frazee, militante en situation de handicap qui a commencé son parcours d’activiste au Canada dans les années 80 : « D’après mon expérience, le mouvement pour les droits des personnes handicapées au Canada a été principalement, sinon exclusivement, dirigé par des hommes. Bien que les femmes aient progressivement accédé à des postes plus élevés au sein des conseils d’administration des grandes organisations de défense des droits des personnes handicapées, il s’agit de postes à temps partiel et bénévoles. La gestion et l’administration quotidiennes de ces organisations incombent presque invariablement à un homme, qui, en occupant le seul poste de direction rémunéré à temps plein, devient le visage et la voix dominants de l’organisation ».

Mouvement pour la vie autonome et féminisme : quels liens ?

Peut-on alors réellement penser que le mouvement des personnes handicapées tenu par des hommes qui revendiquent la désinstitutionalisation, l’accès aux lieux publics, au travail, à des ressources permettant de vivre dignement… est irrémédiablement distinct du mouvement féministe qui se bat pour une égalité femme/homme, pour que les femmes sortent de la sphère domestique, qu’elles puissent reprendre possession de leur corps et de leur sexualité ?

Il est indéniable, comme le souligne Catherine Frazee, que cette prédominance des hommes sur le mouvement pour les droits des personnes handicapées en a façonné l’histoire. Ainsi, dit-elle, « De façon générale, je dirais que l’accent a été mis sur l’accès aux activités valorisées et l’élimination des obstacles qui pouvaient s’y présenter, cela allant de l’emploi et l’éducation jusqu’aux sports, aux voyages et aux loisirs. Tout cela est bien et important, mais je pense que, de façon générale, on a peut-être accordé moins d’attention aux priorités liées aux soins – soins de santé inclusifs, soins palliatifs, aux supports d’accompagnement, au logement abordable, etc. – Je pense que ces sujets auraient occupé une place plus importante dans un mouvement féministe pour les droits des personnes handicapées ».

Si le fait d’être handicapée et celui d’être femme modifie les situations vécues en multipliant les situations de domination, allant même parfois jusqu’à invisibiliser ces femmes au sein de ces mouvements, certaines femmes handicapées ont réussi assez vite à être reconnues comme des avocates incontournables de la défense des droits des personnes handicapées, réussissant même à porter leurs propres revendications féministes en lien avec leur handicap.

Des figures phares

Des figures féminines et féministes apparaissent, en effet, assez vite dans le Mouvement pour la Vie Autonome. Quelle place ont-elles vraiment occupées dans ce mouvement ? Qui sont ces femmes des débuts du Mouvement pour la Vie autonome et quelles ont été leurs combats entre lutte pour les droits civiques des personnes handicapées et féminisme ?

Une des premières à se faire remarquer est peut-être Judith Ellen Heumann, née en 1947 et dont la polio, contractée à l’âge de 18 mois, l’amène à se déplacer en fauteuil roulant. En 1969, après avoir obtenu son diplôme à l’Université de Long Island, J. Heumann s’est vue refuser son permis d’enseigner à New York parce que le conseil scolaire ne pensait pas qu’elle ou ses élèves pouvaient sortir de l’immeuble en cas d’incendie. Elle a porté l’affaire devant les tribunaux et a gagné, ce qui la propulsa comme figure de proue du mouvement de défense des droits des personnes handicapées.

Judith Ellen Heumann ©Geraldo Magela/Agência Senado

C’est aujourd’hui une militante pour les droits des personnes handicapées reconnue internationalement et une leader dans sa communauté. Son travail auprès des gouvernements et des organisations non gouvernementales (ONG), des organismes à but non lucratif et de divers autres groupes d’intérêts de personnes handicapées, a contribué de façon significative, depuis les années 1970, à l’élaboration de lois et de politiques en faveur des droits des enfants et des adultes handicapé-es. Grâce à son travail à la Banque mondiale et au Département d’État, J. Heumann a permis l’intégration des droits des personnes handicapées dans le développement international, et ses contributions ont élargi la portée internationale du Mouvement pour la Vie autonome.

A lire : Interview de Judith Ellen Heumann, sur l'auto-organisation et l'émancipation des personnes en situation de handicap

Une seconde figure féminine du mouvement pour la défense des droits des personnes handicapées est Anne McDonald, née en 1961 en Australie et décédée en 2010. Atteinte de paralysie cérébrale et d’un grave handicap intellectuel, n’ayant pas accès à l’oralité, elle a été l’une des premières personnes à tester la technique de communication facilitée (CF) scientifiquement discréditée. Bien qu’utilisant un moyen de communication contesté, A. Mcdonald a été reconnue comme une auteure et une activiste importante pour les droits des personnes handicapées. Le Centre Anne Mcdonald, qui encourage le recours à la communication facilitée, porte son nom pour lui rendre hommage.

Laura Ann Hershey, née en 1962 avec une maladie génétique appelée Amyotrophie spinale et décédée en 2010, était une poétesse, journaliste, conférencière, féministe, et militante pour les droits des personnes handicapées très populaire. Connue pour avoir immobilisé des autobus en se mettant devant avec son fauteuil roulant, L. A. Hershey était l’une des organisatrices de la manifestation contre le Téléthon états-uniens qui, pour elle, véhiculait une image négative des personnes handicapées et provoquait des comportements paternalistes à leur égard. Elle était chroniqueuse régulière pour la Christopher and Dana Reeve Foundation, et sur son propre site web, Crip Commentary, mais a aussi été publiée dans divers magazines et sites internet. Elle était admirée pour son esprit, sa capacité à structurer des arguments solides au service de la justice, et son refus fougueux de laisser la société définir sa vie comme moins valable parce qu’handicapée. Elle était également la mère adoptive d’un enfant, portant ainsi des revendications féministes pour l’accès des femmes handicapées à la maternité.

Catherine Frazee, née en 1964 avec la même maladie que L. A. Hershey, est, quant à elle aujourd’hui, une professeure, militante, chercheuse, poétesse et écrivaine canadienne. Comme elle le raconte dans une interview, deux événements préalables ont été décisifs dans son engagement militant pour les droits des personnes handicapées. « Mon cheminement a commencé en 1981, l’Année internationale des personnes handicapées. En tant que jeune adulte handicapée, je cherchais du travail, et j’ai eu la chance que certaines sociétés canadiennes soient motivées pour s’intéresser davantage aux questions de handicap cette année-là (…) J’ai été engagée par Imperial Oil pour faire une étude sur les possibilités d’emploi des personnes handicapées. Pour la première fois de ma vie, mon handicap était reconnu comme une forme d’expertise et j’ai été embauchée précisément en raison de mon handicap. Ce travail m’a beaucoup sensibilisée à l’accessibilité comme quelque chose qui touchait l’ensemble de la communauté des personnes handicapées ».

Catherine Frazee. ©DR

Le second temps « est survenu quelques années plus tard, lorsque l’on m’a offert et que j’ai accepté une nomination à la Commission des droits de l’homme. (…) J’ai fait mon entrée dans le mouvement pour les droits des personnes handicapées, si je me souviens bien au milieu des années 1990, quand une affaire importante mettant en cause un père canadien qui avait assassiné sa fille handicapée a attiré énormément l’attention des médias. L’affaire Latimer était notable parce que la majorité des Canadien-nes non handicapé-es sympathisaient avec le père et voulaient qu’il soit traité avec clémence par les tribunaux ».
Cette affaire a donc été un déclencheur pour faire entrer Catherine Frazee dans le mouvement pour les droits des personnes handicapées car elle « a éveillé en moi quelque chose qui ne pouvait pas se rendormir – le sentiment de la grande précarité de nos vies, lorsque nous sommes perçu-es par les autres comme souffrant-es, dévalorisé-es et pas pleinement humain-es ».

Catherine Frazee s’est engagée dans deux organisations féministes : le Réseau des femmes handicapées du Canada (RAFH) et le Fonds pour l’éducation et la défense des droits des femmes (FAEJ). « Je pense que ce n’est pas une coïncidence si j’ai trouvé que ces organisations étaient fondées sur le consensus dans leurs processus, plutôt que sur l’organisation descendante plus typique d’organisations similaires autour du handicap mais qui ne revendiquent pas spécifiquement l’égalité. Les processus de travail collectif et de prise de décisions ont certainement exigé plus de temps et de patience, mais le résultat final était invariablement celui que tout le monde attendait et dont nous étions toutes fières. Il était rare, voire cela ne s’est jamais produit, qu’il y ait eu des « gagnantes » et des « perdantes » à la fin d’un débat politique vigoureux ; il y avait plutôt respect et satisfaction mutuels ». Pour Catherine Frazee, cette façon de faire a permis de porter à la Cour Suprême du Canada un regard féministe sur le handicap beaucoup plus « nuancé, complexe et substantiel au sujet de ce que l’égalité nécessite, par rapport aux contributions des organisations principales de personnes handicapées non spécifiquement féministes ». Il est aussi très intéressant de noter que ces coalitions féministes étaient clairement engagées dans l’inclusion des personnes racisées et LGBTI+, ce qui n’était pas forcément le cas de celles de leurs homologues masculins aux tendances patriarcales.

Pour les groupes militants exclusivement féminins de l’époque, il était difficile de peser dans les prises de décisions car, comme l’explique Catherine Frazee, « nous n’avions pas accès aux négociations en coulisse – les organisations dirigées par des hommes étaient beaucoup plus efficaces dans ce domaine, et en ce qui concerne les tactiques, la stratégie, la collecte de fonds et le lobbying politique ».

Catherine Frazee a également été codirectrice du Ryerson/RBC Institute for Disability Studies Research and Education avant de prendre sa retraite en 2010. Elle est actuellement professeure émérite à la School of Disability Studies de l’Université Ryerson.

Pour finir, Bonnie Sherr Klein, née en 1941, s’est retrouvée plus tardivement impliquée dans le mouvement de défense des droits des personnes handicapées puisque c’est en 1987 qu’elle est victime d’un très grave AVC causé par une malformation congénitale dans le tronc cérébral. Elle se retrouve alors enfermée dans son propre corps, quadriplégique, dépendante des respirateurs, et connaît de nombreuses crises d’angoisse. Elle passe plus de six mois à l’hôpital et trois autres années en centre de rééducation. Elle commence alors à militer en faveur des personnes handicapées, comme l’indique son mémoire intitulé Slow Dance : A Story of Stroke, Love and Disability (1997), qu’elle a coécrit avec l’écrivain et artiste Persimmon Blackbridge. C’est aujourd’hui une auteure et une réalisatrice féministe qui fait des conférences, consulte et conseille sur les questions de handicap, en particulier sur l’accessibilité, les soins de santé et la représentation des personnes handicapées dans la société. En 1998, elle a cofondé le festival kickstART : Disability Arts and Culture qui a tenu sa première édition en 2001.

Le film le plus récent de B. S. Klein est Shameless : The ART of Disability (2006) dans lequel elle est filmée en compagnie de Catherine Frazee, de l’humoriste David Roche, du danseur et chorégraphe Geoff Mcmurchy, et de Persimmon Blackbridge.

Une relève ?

Aujourd’hui, certaines de ces pionnières qui ont mis en lumière la double oppression d’être femme et handicapée sont toujours actives, mais une nouvelle génération prend aussi le relais pour inscrire plus que jamais ces questions intersectionnelles à l’ordre du jour. On peut penser à des collectifs comme le CLHEE fondé en 2016 par des personnes handicapées et qui se revendique clairement féministe, ou aux Dévalideuses créé très récemment en 2019 par des femmes en situation de handicaps. Plus en amont, des associations comme l’AREFH avec son projet photographique Elles en 2012, ont également abordé la double discrimination d’être femme et handicapée, ou encore l’association Handiparentalité fondée en 2001 pour aider les femmes handicapées souhaitant devenir mères via un réseau de pairs-émulatrices toujours très actif aujourd’hui.

La réappropriation du corps des femmes par elles-mêmes, leur visibilité dans l’espace public et la prise en compte de leur parole reste donc un enjeu majeur du militantisme actuel et à venir.

Charlotte P.

Cet article a été publié dans le deuxième numéro de notre revue papier féministe, publié en décembre 2019. Si vous souhaitez l'acheter, c'est encore possible ici.

Publié par

Psychologue et docteure en philosophie, je suis militante crip (handie, queer, féministe). Mes sites : https://charlottepuiseux.weebly.com/ et https://charlottepuiseux.com/

5 commentaires sur « Les femmes de l’independent living : entre handicaps, féminisme et résistance »

  1. Bonjour,

    J’ai adoré votre article qui résonne beaucoup avec les recherches que je mène en ce moment et j’aimerais savoir comment vous citer.

    Bonne continuation.

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