Contrairement à ce qu’on entend souvent dans les médias, le suffrage féminin n’est pas une gracieuse reconnaissance du rôle social des femmes suite à leur investissement dans la Résistance, mais bien le fruit d’une lutte acharnée et de longue haleine.
Le féminisme de la première vague s’étend de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle. Par ces temps de révolutions occidentales, les femmes ont secoué leur joug et arraché leurs premières victoires (on appelle « féminisme de la deuxième vague » le nouvel essor du mouvement qui courut de la fin des années 60 à celle des années 80). Le premier féminisme, fondateur, mérite d’être mieux connu et donc de dépasser les idées reçues.
Idée reçue n°1 : Le féminisme de la première vague ne s’intéressait qu’au droit de vote (d’ailleurs on les appelle les « suffragettes »)
La première réponse serait sans doute de souligner la multiplicité des mots d’ordre. Par exemple, en France la loi du 18 février 1938 qui met un terme à l’incapacité juridique des femmes et à son devoir d’obéissance à son mari est le résultat d’un rapport de force. Le terme de « suffragette » ne recouvre donc pas tout le mouvement. Loin de se concentrer exclusivement sur le vote, les féministes d’alors revendiquaient également les droits conjugaux : séparation des biens, droit au divorce…, ou encore les droits autour du travail : droit à disposer de son propre salaire, de travailler sans l’accord de leur mari, suppression du principe (légal!) de salaire féminin… des objectifs atteints tardivement mais également à la suite de luttes importantes.
On a coutume de dire que les ouvrières ne se souciaient guère du droit au travail (puisqu’elles travaillaient déjà), qui aurait donc été une revendication des femmes bourgeoises (voir plus bas). Or dire que les femmes de la classe ouvrière ne se souciaient pas de leur droit à travailler ou à disposer de leur salaire, c’est avoir une vision idéalisée des rapports sociaux de genre dans le prolétariat. Et que dire du « salaire féminin » ? Peut-on sérieusement croire que les ouvrières ne souhaitaient pas être payées au même niveau que les hommes ?
Il est donc nécessaire d’avoir à l’esprit la pluralité des axes du mouvement féministe de la première vague, qui ne fut pas plus monolithique que celui d’aujourd’hui.
Idée reçue n°2 : Le féminisme première vague était un féminisme bourgeois
Ce qui nous amène à un deuxième point : le mythe selon lequel le mouvement féministe première vague aurait été exclusivement un féminisme bourgeois. Le problème est d’abord que la définition des « femmes bourgeoises » est décidément à revoir. Delphy écrivait dans L’Ennemi principal (1970): « il est à peu près aussi juste de dire que les femmes de bourgeois sont elles-mêmes bourgeoises que de dire que l’esclave d’un planteur est lui-même planteur. » Sans nécessairement aller jusque-là, force est de constater que si les femmes reliées par le mariage ou la filiation à des hommes de la bourgeoisie étaient elles-mêmes bourgeoises – c’est-à-dire disposant de revenus tels que des rentes, des bénéfices tirés de l’exploitation d’autrui etc – pourquoi auraient-elles souhaité obtenir le droit au travail ? C’est bien l’indépendance économique qu’elles visaient – ce qui signifie qu’elles ne l’avaient pas, ce qui est tout de même étrange pour des « bourgeoises ».
Deux autres arguments semblent incontournables à ce stade. Le premier c’est qu’à moins d’assumer un « deux poids deux mesures » fort peu féministe, il faut bien constater que nombre de mouvements sociaux, au moins jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle furent théorisés et dirigés essentiellement par des personnes issues de familles de la petite ou moyenne bourgeoisie (quand ce n’était pas la grande). La fortune d’Engels n’a jamais empêché les marxistes de considérer ses écrits comme légitimes.
Le second, plus important encore, est que c’est historiquement et factuellement faux. Le mouvement féministe, que ce soit sur le droit de vote, les droits du travail, ou les droits conjugaux, a été animé et porté par des militantes révolutionnaires, par des femmes travailleuses.
Quelques exemples : Rosa Luxembourg, Clara Zetkin, Alexandra Kollontaï se sont engagées pour le suffrage féminin.
Annie Kenney, qui inaugura la première, en compagnie de Christabel Pankhurst, la nouvelle tactique « activiste » en perturbant un meeting de Churchill et en y déroulant une banderole « Votes for Women », et qui fut au total arrêtée 13 fois, commença à travailler à 10 ans dans une filature de coton et perdit un doigt dans un accident de travail.
Marion Dunlop, qui fit la première grève de la faim pour le suffrage féminin et réclama d’être traitée comme une prisonnière politique vivait de son travail (artiste illustratrice).
Emily Davison, martyre piétinée par le cheval du roi, après avoir été emprisonnée 9 fois et nourrie de force pour 49 grèves de la faim, était gouvernante puis enseignante…
Pour donner quelques exemples français : Jeanne Derouin, la première à qualifier le « suffrage universel » de « masculin » était ouvrière lingère, puis institutrice… comme Louise Michel, mais aussi comme Maria Vérone, révoquée de l’Instruction nationale pour avoir refusé de cesser ses conférences des Universités populaires, et qui lança le slogan « La femme paie l’impôt, la femme doit voter »… Bref on le voit les femmes travailleuses étaient présentes et bien présentes dans le mouvement, même suffragiste.

Idée reçue n°3 : Les féministes première vague ne faisaient que donner des conférences, ce n’était pas du militantisme
Depuis quand les meetings et les débats publics ne font pas partie du militantisme ?
Les féministes de la première vague étaient des activistes impressionnantes. Elles ont théorisé toute une série d’actions qui faisaient partie des modalités de mobilisation à l’époque et sont toujours d’actualité aujourd’hui.
Citons en vrac :
-l’interruption de meetings avec déploiements de banderole,
-les manifestations de rue (appelées « parades » aux États-Unis),
-l’affichage sauvage,
-le vandalisme (les suffragettes brisaient à coups de parapluie, de pierres, de bouteilles vides, ou de barres de fer (!) des serres royales, des fenêtres, des vitrines de bâtiments nationaux, des glaces de voitures d’officiels…
-les grèves de la faim (les militantes étaient alors alimentées de force),
-les piquets devant les parlements nationaux, les sièges de gouvernements ou les domiciles des responsables politiques, allant jusqu’à l’enchaînement physique (oui, avec des chaînes),
-les arrestations volontaires (avec au Royaume-Uni la loi dite « du chat et de la souris », avec laquelle les militantes étaient arrêtées pour des délits mineurs afin de visibiliser leur cause, entamaient des grèves de la faim, et étaient relâchées lorsque leur santé était en danger vital, ce qui a laissé des séquelles physiques importantes à nombre d’entre elles)
Les meneuses étant physiquement menacées, des SO étaient organisés et gérés par les femmes elles-mêmes. Et évidemment, toutes ces actions menaient les femmes en prison (et c’était de la prison ferme pour mouvement social). On estime qu’entre 1900 et 1914, plusieurs centaines de femmes furent emprisonnées au Royaume-Uni pour des délits liés à la mobilisation féministe.
Idée reçue n°4 : la centration sur le droit de vote venait d’une confiance aveugle dans les institutions bourgeoises réformistes et donc ce n’est pas une revendication qu’il fallait soutenir
Rosa Luxembourg a écrit un texte majeur à ce sujet, Lutte de classes et suffrage féminin dans lequel elle explique, contre ce type d’argument, l’importance pour les femmes ouvrières d’obtenir ce droit. Voici deux arguments supplémentaires :
-Il est toujours facile quand on a un droit de dire à celles et ceux qui ne l’ont pas de ne pas le réclamer pour être « plus subversif/ves ». On a vu le même phénomène avec la lutte autour du mariage pour tou-te-s où certains militants hétéros nous expliquaient qu’après tout comme on était contre l’institution patriarcale du mariage, eux n’allaient pas soutenir la mobilisation.
-L’approche des suffragettes était stratégique : elles considéraient en effet que les femmes représentant la moitié de la population, les droits des femmes avanceraient de façon considérable une fois qu’elles deviendraient un enjeu électoral. Ce qui a plutôt marché dans l’ensemble. Mais surtout, dire qu’il ne fallait pas revendiquer le droit de vote, cela revient à dire qu’il ne faut pas avoir de revendications légalistes (prenons au hasard, la criminalisation du viol car c’est recourir à l’Etat et l’Etat c’est pas bien). On peut en dire autant dans ce cas du code du travail (qui recourt bien à l’Etat) ou des demandes de législation sur l’environnement. On retombe sur la grande question de la différence entre réformisme et revendications transitoires.

Idée reçue n°5 : le premier mouvement féministe était vraiment trop cool et fondateur et c’était nos mères à toutes !
De fait, de vraies critiques sont importantes et légitimes à l’encontre d’une large partie du mouvement féministe première vague, ou du moins de celui qu’on voyait et entendait le plus (le féminisme mainstream dirions-nous aujourd’hui).
Ainsi son aveuglement aux enjeux sur le racisme par exemple – pour ne pas dire carrément son racisme, en particulier aux Etats-Unis où le mouvement féministe blanc a clairement trahi le mouvement d’émancipation des NoirEs (sur ce point, lire les ouvrages du Black feminism comme Femmes, race et classe d’Angela Davis), ou encore l’implication d’une partie de ses membres dans la montée des nationalismes et du bellicisme au début du XXe siècle. A ce titre, le discours de Sojourner Truth, Ain’t I a woman, est une référence majeure.
Comme aujourd’hui, des lignes de clivages se sont tracées, certaines, pourtant de grandes figures de la lutte, se trouvant du mauvais côté de l’Histoire. Il ne s’agit pas d’idéaliser le mouvement ni ses actrices, mais de se souvenir, et dans cette mémoire collective, de tenter de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Les divisions entre femmes, par racisme, xénophobie ou nationalisme, peuvent détruire le mouvement féministe d’aujourd’hui comme elles ont marqué la fin de la première vague.