Sexe, handicaps, féminisme… et rock and roll !

Après des siècles de tabou, la sexualité des personnes handicapées est aujourd’hui mise en lumière, notamment par le débat sur l’accompagnement sexuel. Au cœur de ces événements, des femmes handicapées témoignent du rapport à leur corps sexualisé, et se battent contre les préjugés qui les emprisonnent.

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Crédits © Delphine Censier

Une intériorisation précoce de la désexualisation

Dès le plus jeune âge, les corps des personnes handicapées sont souvent asexués, et considérés comme de ‘simples’ objets médicaux. Ils ne sont ni homme ni femme, encore moins sujets à des désirs, mais plutôt des corps à soigner, à rééduquer, à redresser.

Les femmes handicapées sont donc niées dans leur féminité dès le début de leur existence, et leur accession à la sexualité est souvent socialement freinée.

Comme l’explique Sophie Sereau (1), sage-femme bilingue en langue des signes française à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, les consultations spécialisées qu’elle donne sont plus longues car ces femmes sourdes « ont tout à découvrir. Nombre d’entre elles ne sont pas suivies sur le plan gynécologique et ne savent pas ce qu’est un frottis. Contrairement aux ‘entendantes’, elles n’accèdent pas aux informations véhiculées par la télévision ou la radio. Il en résulte un manque d’éducation à la santé » et donc à la sexualité.

L’entourage peut aussi participer à ce déni, car il ne sait souvent pas comment accompagner les demandes sexuelles qu’émettent ces jeunes femmes, comme l’explique Lætitia Rebord, une jeune femme dans la trentaine atteinte d’une maladie génétique qui la paralyse presque totalement depuis son enfance : « Lorsque j’en parle, il y a comme un malaise. On me répond que ça viendra, qu’il ne faut pas attendre après, qu’on le rencontre au moment où on s’y attend le moins, que j’ai encore le temps d’y penser… Tout ça pour se rassurer, ou plutôt pour tenter de me faire oublier qu’au fond d’eux, ils sont persuadés que c’est impossible. » (2)

Quant aux personnes handicapées qui sont en institutions spécialisées, elles se retrouvent fréquemment face à un mur. L’institution n’étant pas du tout prête à entendre et à répondre à de tels désirs. Nathalie, éducatrice spécialisée dans une institution auprès de personnes handicapées mentales, témoigne ainsi sur le site de l’Appas : « Peu de personnes (handicapées) savent nommer les parties de leur corps, ils ont beaucoup d’a priori également sur le sexe, « c’est sale ». Beaucoup d’idées reçues aussi sur le sexe de la femme comme si elle n’en avait pas. Les émotions ne sont pas connues non plus, ou peu. Elles ne sont pas parlées. Il y a la peur de  parler de ce sujet aux parents, même aux professionnels. Certain-e-s professionnel-le-s ne savent pas non plus toujours répondre à ces questions quand elles apparaissent » (3).

Ne pas correspondre aux normes

« Enfant, je me demandais déjà si j’allais me marier. Comme si le mariage était l’amour en soi. Rêve de petite fille déjà conditionnée par les « normes » sociétales. Et puis j’ai grandi, j’ai vu les autres filles embrasser des garçons. Je suis tombée amoureuse bien trop souvent. Pourquoi ça ne m’arrivait pas à moi ? Pourquoi les autres n’ont qu’à marcher, se dandiner et passer la main dans leurs cheveux pour que les garçons tombent à leur pied ? Pourquoi les garçons m’ont toujours dit que j’étais une super amie ? »

Lætitia Rebord met ici en lumière la difficulté de correspondre aux attentes normées lorsque son corps ne peut se mouvoir seul, lorsqu’il est sujet aux déformations, lorsqu’il ne peut s’identifier aux images de beauté et de sensualité véhiculées par la société. Comment faire entrer un corps hypotonique, tordu, assisté, dans les critères du désirable et dans le champ de la sexualité ?

C’est à cette question qu’a essayé de répondre Delphine Censier à travers une série de photographies la mettant en scène dans des tenues très osées. Delphine a le même handicap que Lætitia, et elle voulait aussi défier les préjugés qui faisaient croire qu’une femme handicapée ne pouvait pas être sexy. Elle a donc choisi de se dévoiler dans un projet artistique qu’elle a fait voyager à travers la France (4).

C’est la même démarche qu’a suivi Amélie Laguzet dans son projet photographique intitulé ‘Elles’ (5) où des femmes handicapées moteurs et sensorielles ont posé pour des professionnel-le-s après avoir été maquillées et habillées. Amélie Laguzet, tétraplégique à la suite d’un accident de la route, a souhaité montrer combien les femmes handicapées sont différentes de l’image que la société se fait d’elles. Elle a voulu détruire les tabous qui persistent sur l’aptitude des femmes à ressentir des besoins affectifs ou sexuels.

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Crédits Amélie Laguzet © Photo faisant partie du projet Elles

Ces revendications peuvent parfois être difficilement entendables dans un milieu féministe militant contre l’hyper sexualisation des corps féminins et contre l’objectisation qui peut en être fait. Pourtant, il existe une réelle revendication de ces femmes à promouvoir leur corps comme désirable et sexuel, allant même parfois jusqu’à l’exposer tel un objet aux fantasmes de ses spectateurs. Là encore, la question des normes est essentielle car la vision que l’on en a résulte de l’appréhension quotidienne de nos corps dans toutes leurs spécificités.

Un corps hors de portée

Les femmes handicapées ont, bien sûr, des désirs affectifs et sexuels, mais ils sont souvent maintenus dans le silence faute de solutions pour les assouvir.

La sexualité féminine est déjà un sujet plus tabou, les pratiques touchant au clitoris restant souvent davantage dans l’ombre. Mais comment faire lorsque, en plus, la personne ne peut se satisfaire seule à cause d’un corps qui ne peut agir en conséquences ?

La masturbation est une solution souvent utilisée chez les personnes seules, mais les femmes très handicapées n’ayant pas de partenaires ne peuvent pas y avoir recours car elles n’ont souvent pas la possibilité de faire les gestes nécessaires. « Je ne pourrai jamais me masturber toute seule. Je suis toujours vierge. Au-delà de la gêne même de cet aveu (comme si c’était un crime), je suis en manque cruel de relations sexuelles. Je n’ai plus peur de le dire et je continuerai d’affirmer haut et fort mon identité en tant que femme sexuée », confie Lætitia Rebord.

Du fait de leur non correspondance aux normes pour les raisons évoquées ci-dessus, les partenaires potentiel-le-s peuvent s’avérer réticent-e-s à toucher des corps handicapés et à accepter une relation intime avec eux. Pourtant, comme l’explique Zig Blanquier et Pierre Dufour, tous deux très handicapés, « Nous proposons de considérer le supposé état de dépendance à autrui qui définirait le handicap comme une situation innovante de rencontre au-delà du charitable, comme une zone de multiplication des possibles. Notre but n’est pas tant d’introduire du jeu dans la fixité des définitions normatives de la santé que d’appréhender les formes de la diversité corporelle non plus comme des anomalies devant se faire oublier, mais comme des bases créatives ». (6)

Le fait de n’être pas en pleine possession des moyens que l’on attend d’un corps normé n’est donc pas, pour ces auteurs, un empêchement à la réappropriation de son corps et à l’épanouissement sexuel. Au contraire, ce cas de figure s’inscrit dans la multiplicité des possibilités sexuelles, et peut être source d’innovations.

Handicap et sexualité, une association perverse ?

La perversité est, en effet, souvent avancée lorsque certaines personnes se revendiquent attirées spécifiquement par des personnes handicapées. Il s’agit le plus souvent d’hommes valides attirés par des femmes handicapées, qui se définissent comme des dévots, fétichisant les corps handicapés, amputés, tordus…

Ces dévots sont souvent considérés comme immoraux, osant utiliser le handicap de femmes, forcément vulnérabilisées dans l’imaginaire collectif, pour satisfaire leurs propres pulsions sexuelles. Si, bien sûr, le fait de baser son attirance sur une particularité précise pose la question de savoir ce qu’il advient de la personne dans sa totalité, il n’apparaît pas justifié de considérer le handicap différemment de tout autre fétichisation. Si les femmes handicapées peuvent être vulnérabilisées par un contexte social qui les infantilise, leur capacité à s’auto-déterminer ne doit pas être effacée dans des situations aussi intimes que celles liées à leur sexualité.

« Si certains hommes fantasment sur le handicap,
autant que je puisse en gagner ma vie ! »

C’est de cette conclusion qu’est partie Mélodie, une jeune-femme très handicapée qui s’est inscrite sur un site en tant qu’escorte girl et en explicitant clairement de quel type de handicap elle était porteuse. « Si certains hommes fantasment sur le handicap, autant que je puisse en gagner ma vie ! » déclare t-elle, et c’est ce qu’elle a pu constater par les réponses qu’elle a reçues. Pour elle, il s’agissait d’un réel acte militant de réappropriation de son propre corps à travers cette capacité à choisir ce qu’elle décidait d’en faire, faisant fi des stéréotypes que la société colle habituellement aux femmes handicapées.

La place des femmes handicapées dans le débat sur l’accompagnement sexuel

C’est cette capacité à choisir pour elle-même que revendique Lætitia Rebord en voulant faire appel à un accompagnant sexuel. Elle écrit : « Avoir recours à l’accompagnement sexuel sera pour moi une façon de découvrir mon corps « plaisir » et les sensations agréables qu’il peut faire naître, pour me sentir encore mieux avec l’image de moi-même en tant que femme. Cela n’aura d’autre but que de me préparer à autre chose, que de renforcer la connaissance de mon corps pour, par la suite, envisager une vie affective et sexuelle. »

Pourtant, d’autres femmes en situation de handicap s’opposent formellement à cette idée d’accompagnement, telles que l’on fait Elena Chamorro, Mathilde Fuchs et Elisa Rojas dans un article paru sur Médiapart. Elles écrivent : « L’assistance sexuelle propose une solution simpliste et conformiste qui ne remet pas en cause le système de valeurs et les représentations en vigueur dans notre société. Elle ne va ni dans le sens de l’émancipation et de l’autonomie des personnes handicapées ni de leur libération sur un plan sexuel. » (7)

Ce débat pose de nombreuses questions qu’il serait difficile de trancher ici. Il y a celle de la capacité de l’accompagnement sexuel à appréhender les diverses sexualités, et de ne pas se cantonner à reproduire le schéma dominant de l’hétérosexualité. Et il y a, bien sûr, celle des liens avec le débat plus général sur le travail du sexe, et la place que les catégories de genre y occupent. Les clients seraient majoritairement des hommes puisque la société ignore la sexualité féminine, affirmation que rétorquent certaines défendeuses de l’accompagnement sexuel tel que Lætitia Rebord ou Amélie Laguzet qui y voient justement, un moyen pour les femmes handicapées de s’émanciper de cette représentation d’être asexuée. Quant à la première réticence citée au sujet de la prise en compte des diverses sexualités, des associations de promotion de l’accompagnement sexuel telle que l’APPAS proposent déjà des services homosexuels.

Et Internet dans tout ça !

S’il est une question à laquelle l’accompagnement sexuel ne répond pas, et qui est d’ailleurs utilisée comme argument par celles et ceux qui s’y opposent, c’est celle de l’accessibilité de l’espace commun, et donc, a fortiori, des lieux de rencontres à caractère sexuel.

Face à cette situation des plus concrètes et immédiates, beaucoup de personnes handicapées utilisent Internet pour draguer. Encore plus pour les personnes handicapées que pour les autres, Internet peut être un moyen de mettre le handicap de côté, et d’aborder des personnes sans que celui-ci entre d’emblée en ligne de compte.

C’est l’expérience qu’a voulu tenter Lydie Raer, une jeune-femme handicapée, et qu’elle relate dans un article intitulé « En immersion chez Adopteunmec : mission plan cul » (8). Son objectif était donc de montrer qu’ « à l’instar des femmes valides, les femmes handicapées peuvent également, à un certain stade de leur vie, désirer cumuler les aventures sans lendemain, que ce soit pour acquérir de l’expérience, connaître d’avantage son corps, par refus de s’engager, par besoin d’indépendance… » Elle raconte dans son texte la façon dont elle a procédé. « Ainsi, ma méthode consistait à discuter pendant quelques minutes, voire quelques heures avec des hommes, jusqu’à leur proposer une rencontre, où je leur explique que je suis atteinte d’un handicap. Il se trouve que dans 70% des cas environ, le handicap refroidit les ardeurs de ces messieurs. Par exemple, une personne m’a dit « oh tu sais, avec moi c’est violent  » (à l’attention de ceux qui n’ont pas lu mes précédents articles, je suis atteinte de la maladie des os de verre), un autre m’a clairement déclaré « je ne sais pas… je ne pense pas que cela va être possible ». »

Elle conclue en disant : « ces péripéties m’ont interrogées sur ma propre capacité à séduire, que ce soit pour une histoire sérieuse ou pour un « one-night stand », bien que je pense que les relations sentimentales soient plus complexes que cette simple dichotomie. Je dois avouer que mon handicap m’est revenu en plein visage, à moi qui ai tendance à oublier que je suis en situation de handicap. En effet, sur Internet, les personnes se désinhibent, se permettent de dire des choses qu’elles ne diraient pas dans la réalité. Ainsi, combien d’hommes que je croise dans la rue, à la fac, en soirées pensent la même chose ? »

Et vous ?

Notes :

1 : http://services.gazette-sante-social.fr/juridique/intitiatives-la-maternite-s-ouvre-aux-handicaps-9292.html

2 : édito du 14 février 2014 sur le site de l’APPAS : http://www.appas-asso.fr/

3 : http://www.appas-asso.fr/t%C3%A9moignages/

4 : http://www.yanous.com/espaces/femmes/femmes061124.html

5 : http://www.projet-elles.fr/

6 : Le handicap est-il permis ? L’institution est-elle souhaitable ?, dans Des sexualités et des handicaps. Questions d’intimités, édité par A. Giami, B. Py, A-M. Toniolo

7 http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/300415/contre-lassistance-sexuelle-pour-les-personnes-handicapees (ce texte a également été co-signé par Lény Marques)

8 : https://lydieraer.wordpress.com/2014/03/18/en-immersion-chez-adopteunmec-mission-plan-cul/comment-page-1/

Publié par

Psychologue et docteure en philosophie, je suis militante crip (handie, queer, féministe). Mes sites : https://charlottepuiseux.weebly.com/ et https://charlottepuiseux.com/

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