Le titre de cet article, Sorcières, sages-femmes et infirmières, fait référence à un ouvrage de Barbara Ehrenreich et Deirdre English, paru en 1973 et réédité récemment dans la nouvelle collection féministe « Sorcières » aux éditions Cambourakis.
Ce triptyque saute en effet aux yeux pour quiconque – comme l’auteure de ces lignes – est friande de séries (relativement) historiques dotées de personnages féminins centraux.
Un bref aperçu : 5 séries d’infirmières et de sages-femmes…
Pour une meilleure compréhension du phénomène, je m’appuierai sur une série de titres, qui à la fois diffèrent et se rejoignent, et j’avancerai quelques pistes d’hypothèses.
Les titres donc : Outlander, A place to call home, Call the midwife, Crimson field, ANZAC girls, Masters of sex, The Bletchley Circle (oui je passe beaucoup trop de temps devant les sites de streaming, autant que ça serve).
Ces séries ont en commun d’avoir une ou plusieurs femmes centrales dans l’intrigue ; elles ont aussi comme caractéristique double d’avoir des héroïnes qui travaillent, et dont les affaires de cœurs ne sont pas le centre ou pas le seul centre d’intérêt (si). Certaines sont d’ailleurs inspirées de biographies ou d’autobiographies de professionnelles.
Présentons rapidement ces diverses séries :
Outlander (2014) est une série « doublement » historique puisqu’elle commence par le voyage temporel de Claire, infirmière pendant la Seconde guerre mondiale, depuis les années 40 vers le XVIIIe siècle. Arrivée sur place, elle met à profit ses connaissances scientifiques, et acquiert donc un statut entre le druide et la sorcière – d’ailleurs sa seule amie en est une. La série rassemble environ un million de téléspectatrices/teurs par épisode.

A Place to call home (2013) suit le retour de Sarah, une infirmière de la Seconde guerre mondiale en Australie, son travail pour la communauté et les péripéties de cette dernière. La série rassemble environ 1,3 million de téléspectatrices/teurs par épisode.

Call the midwife (2012), adapté de mémoires de l’une d’entre elles, Jennifer Worth, raconte la vie et le travail d’un groupe de sages-femmes civiles et religieuses travaillant dans un couvent, dans les quartiers pauvres de Londres dans les années 1950 puis 1960. Elles sont le plus souvent seules à suivre et procéder aux accouchements, le médecin (homme) n’intervenant que dans des cas particulièrement complexes. La série rassemble environ 10,6 millions de téléspectatrices/teurs par épisode.

Crimson field (2014) retrace la vie d’un groupe d’infirmières volontaires pendant la Première guerre mondiale, dans un hôpital militaire anglais dans le Nord de la France. Elles sont supervisées par des infirmières professionnelles. La série rassemble environ 6 millions de téléspectatrices/teurs par épisode et a été annulée après une saison.

ANZAC Girls (2014) est une minisérie de 6 épisodes à la gloire du corps d’infirmières australiennes et néo-zélandaises de la Première guerre mondiale, d’après les biographies réelles de plusieurs d’entre elles. On suit leurs aventures du Caire aux tranchées de France. Les chiffres d’audience ne sont pas disponibles mais la série a connu un grand succès en Australie avec de nombreuses récompenses.

Ces deux dernières séries ont très probablement été financées dans la perspective du centenaire du début de la Première guerre mondiale, qui assurait une promotion plus aisée.
…et deux contre-exemples (?)
Masters of sex (2013) rapporte la biographie (romancée) de deux précurseurs des études sur la sexualité humaine : Masters et Johnson dans les années 1950 et 1960. Le personnage féminin central, Virginia, est une femme émancipée et cherche une reconnaissance dans le travail de chercheuse médicale qu’elle accomplit. La série rassemble environ un million de téléspectatrices/teurs par épisode.

Il est à noter que toutes ces séries abordent toutes ou plusieurs des thématiques telles que l’homosexualité (masculine et/ou féminine), les histoires d’amour interraciales ou interclassistes, les traumatismes de guerre… et toutes interrogent
le statut des femmes dans l’époque abordée.
Enfin, The Bletchley circle (Enquêtes codées) (2012), mérite qu’on s’y arrête. La série ne s’inscrit pas dans cette lignée de personnels médicaux. Les quatre femmes héroïnes sont en effet des décrypteuses de codes et déchiffrent des énigmes pour résoudre des affaires policières. La série rassemble environ 5 millions de téléspectatrices/teurs par épisode.

S’il m’a semblé intéressant de présenter cette dernière série c’est pour ce qu’elle montre en creux : que les autres séries sont fondées sur du travail du care, un des emplois considérés comme convenables et « naturels » pour les femmes. Or le choix d’avoir fait des femmes du Bletchley circle des femmes extrêmement rationnelles, d’une logique implacable, est audacieux en ce qu’il se heurte aux représentations des femmes du côté des sensations et de la nature. Pourtant, cela ne fonctionne pas : en effet, les femmes du Bletchley circle ne vivent pas de ce travail. L’une d’elles est bibliothécaire, l’autre femme au foyer… elles ont perdu ce travail après la guerre et n’effectuent leurs déductions que sur leurs temps libres.
Le travail comme outil d’émancipation ?
On voit bien le fossé avec les séries citées précédemment. Dans ces six séries, non seulement les femmes travaillent et vivent de leur travail, mais elles l’apprécient et y trouvent une forme de valorisation personnelle et sociale. Ce sont en outre des femmes fortes, capables de gérer des crises et de tenir tête aux hommes quand il le faut.
Pourtant, il est curieux de constater à quelle fréquence ces métiers de la santé et du care sont utilisés scénaristiquement. C’est bien en vain qu’on chercherait des séries historiques dans lesquelles des femmes centrales font d’autres métiers – sauf à considérer que la noblesse exerce un métier. Tout au mieux aura-t-on, avec Paradise ou Mr Selfridge, quelques vendeuses, ou à Downton Abbey quelques domestiques – mais la série est alors centrée sur le patron, qui demeure l’alpha et l’omega.
Faut-il donc croire que les femmes n’ont jamais effectué d’autres métiers ? Les travailleuses en usines, en ateliers ou à domicile intéressent-elles donc si peu les scénaristes ?
L’ambiguïté du care
Une hypothèse plus probable est que ce statut d’infirmière ou de sages-femmes, qui permet de donner à une femme une indépendance financière, permet aussi de la conserver du côté de son genre. Toutes ces femmes, après tout, défendent La Vie, les malades, les invalides, les femmes, les enfants, les vieillards… Et c’est bien leurs tâches. Même dans Bletchley circle c’est ce qui motive ces femmes à travailler bénévolement.
Pour finir sur une note plus enthousiaste, soulignons tout de même que mettre en valeur comme le font ces séries les connaissances et compétences médicales des femmes, le plus souvent parfaitement capables de se passer de la validation de médecins-hommes, rappelle que le savoir médical ne fut pas toujours confisqué par ces derniers. Elles mettent aussi en avant le travail en commun et l’amitié féminine, ce qui n’est pas du luxe dans les séries télés !
« [Ces] séries montrent une agency féminine que les travaux historiques ont souligné depuis longtemps mais qui n’avait pas eu l’occasion d’être mise en scène. Que des sages-femmes se passent du médecin dans la plupart des cas, c’est non seulement logique à cette période mais ça l’est encore très largement dans les maternités anglaises aujourd’hui.
De ce point de vue, la France est encore loin de pouvoir produire ce type de séries.« explique Nathalie Sage-Panchère, historienne spécialiste des sages-femmes.