Rencontre. Artiste queer racisée, Estelle Prudent utilise dans son œuvre les oppressions qu’elle subit pour mieux les dénoncer. En visibilisant les personnes queer racisées, elle part en quête d’empowerment.

Comment vous définissez-vous ?
Estelle Prudent : « Je suis une artiste queer racisée, qui souhaite questionner les représentations d’identités queer racisées en France. C’est primordial de ne plus se sentir seul·e et silencié·e. J’utilise le mot « queer » pour englober ce qui est non-hétéro et non-blanc, dans une imbrication intersectionnelle. »
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez été confrontée au racisme ?
« En CM2, je venais de rejoindre ma nouvelle classe, j’arrivais des Antilles. Un élève m’a montré du doigt en m’appelant « macaque ». J’avais déjà été victime de racisme, mais là, c’était la première fois que c’était cautionné par une forme de représentation de l’autorité, un adulte, une maîtresse d’école. Elle n’a pas sanctionné les propos et m’a clairement laissée dans une injustice qui a perduré tout au long de l’année scolaire. La maîtresse m’a ensuite dit de me placer au fond de la classe, à côté de Mohammed et de Raadja. On était en réunion non-mixte !
L’idée était qu’on n’avait pas besoin de me voir, ni de m’entendre, ni que je puisse m’épanouir dans mon existence. C’est à l’école que j’ai été confrontée aux premières injustices, ma mère me disait de me faire oublier et de travailler deux fois plus que les autres. »
Son parcours : 2007 : Obtient un bac L dans le lycée ZEP Eugène Delacroix à Drancy. 2008 : Classe d’approfondissement en arts plastiques. 2012 : Diplômée des Beaux-arts de Lyon. Mai 2018 : QueerSuperPower est exposé au Centre LGBT de Paris. Juin 2018 : Exposition Queer Super. Power (Salon du livre Lesbien). Juillet 2018 : Pride OFF de Montpellier, galerie 411.
Comment s’est créé votre premier projet, « Penses Bêtes » ?
« À l’époque, je notais dans des carnets personnels tous les types de pressions que je subissais (sexisme, racisme, homophobie, violences sexuelles…). Les ami·e·s qui les lisaient, trouvaient des échos avec leurs propres expériences et on échangeait sur nos vécus. Dès lors j’ai eu envie de donner un autre souffle à ce qui se prédestinait à être le projet Penses Bêtes.
Ma rencontre avec le dessinateur Dan Perjovschi m’a encouragée à faire sortir les dessins du carnet de croquis en leur donnant une autre dimension. Au fur et à mesure de cette pratique d’écriture réactive, je me suis retrouvée avec des milliers de dessins : actuellement j’en décompte plus de 20 000.
J’ai décidé de passer mon diplôme des Beaux-arts de Lyon avec une présentation de ce projet sous forme d’une édition d’environs 2000 pages. Cela forçait le jury à déambuler dans l’espace, avoir un engagement physique, mais aussi sentir le harassement de porter ce poids qui pouvait en découler. C’était compliqué de mener un tel projet aux Beaux-arts de Lyon, où nous étions très peu de personnes racisées, j’ai même eu un professeur qui m’a dit qu’il ne voyait pas l’intérêt du sujet car selon lui le racisme n’existait plus, ou encore le président du jury de mon DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Etude Plastiques), qui m’a dit que j’étais « nostalgique de la colonisation ! »

L’emploi du pictogramme est venu de manière spontanée, je m’intéresse beaucoup aux formes épurées et minimalistes. Il était intéressant pour moi d’entremêler l’idée de pouvoir parler ouvertement et de donner la possibilité d’en faire autant en abordant des sujets sensibles en ne mettant pas de barrières. Les situations décrites dans le projet sont mises en lumière afin de questionner aussi une ré-émergence.
La forme épurée des pictogrammes permet de s’identifier facilement, libérer la parole des concerné·e·s, se sentir moins seul·e, alléger le poids des violences subies, ou encore comprendre qu’il ne faut pas culpabiliser. »
L’art vous a-t-il aidé à faire face aux violences que vous avez subie ?
« Après mes études, j’ai dû faire face à une agression sexuelle. J’ai alors arrêté de photographier et de dessiner pendant plusieurs années. Il y a eu ensuite plusieurs déclencheurs pour m’aider à sortir de nouveau de chez moi. Après plusieurs mois à rester à la maison, je me suis rendue à un événement d’Amandine Gay, qui montrait les premiers rushs d’Ouvrir la voix. J’ai réalisé que moi aussi, j’avais une matière dont je pouvais faire quelque chose, avec mes Penses Bêtes.
J’essaie cependant toujours de me reconstruire, j’ai écrit un texte sur mon site Internet pour en parler. Il y a eu aussi un autre événement déclencheur : le suicide d’une amie. La notion de survie, l’aspect vital qu’engage en termes de répercussions ces oppressions est indéniable, mais est bien trop souvent sous-estimé. Combien d’enfants mettent fin à leurs jours ou ont des pensées suicidaires après avoir été harcelé·e·s pour leur couleur de peau à l’école ? Combien d’êtres mettent fin à leur jour après une agression sexuelle ?
Les rouages administratif et judiciaire sont d’une violence inouïe. Je pense qu’il y a des facteurs banalisés qui aboutissent à d’énormes tragédies. Et c’est terrifiant. J’ai eu envie d’agir contre les violences racistes, sexistes, homophobes. »
Que pensez-vous du mouvement #metoo ?
« Le mouvement #metoo, lors de son impact en France, est intervenu dans mon cadre personnel alors que j’avais entamé une procédure à l’encontre d’un médecin
généraliste pour des faits de viol. J’ai porté plainte contre lui, pour espérer qu’il ne continue pas avec d’autres patientes, pour ne pas qu’il y ait une banalisation de ces actes.
Dans le même moment, je me suis retrouvée dans plusieurs aspects de ce mouvement qui voulait élever la voix des femmes, mettre en lumière les violences faites aux femmes et la dénonciation. Je me suis retrouvée mise de côté par des femmes car j’avais osé briser la loi du silence. Avec des types d’injonctions comme : “c’est à toi d’avancer”, “lui incarne une respectabilité à laquelle tu ne peux pas prétendre car tu es lesbienne”, “si c’était vrai il serait mis en prison”, etc.
J’ai lu qu’il y a eu 30 % de plaintes en plus par rapport à l’année précédant le mouvement #metoo. Prise dans les rouages administratif et judiciaire j’entendais ce qui se passait à l’extérieur, mais dans l’antre du tribunal je me trouvais face au néant… Un décalage total. La première avocate que j’ai consultée m’a dit que le médecin avait voulu m’aider dans mon homosexualité en me violant !
En même temps que je commençais mes expositions, j’ai dû encaisser une décision de classement de mon affaire par un juge d’instruction qui m’écrit dans un même courrier qu’en effet ce médecin aurait eu des gestes et propos déplacés (d’autres femmes avaient fait part d’autres faits de violences et de comportements inappropriés), mais qu’au final faute de preuves… »
En tant que queer racisée, quelles sont les difficultés que vous vivez et constatez ?
« Elles sont multiples. Aux Antilles, le sujet de l’homosexualité peut être très violent. La première marche des fiertés date de 2017, il y a un vrai décalage par rapport à la métropole. L’idée véhiculée est qu’il faut venir en région parisienne pour pouvoir vivre sa vie.
Il y a aussi le racisme qui persiste dans les sphères LGBT. Quand je suis partie faire mes études à Lyon, je pensais pouvoir m’épanouir dans ma vie amoureuse. Mais mon corps était exotisé, avec tous les clichés racistes qui vont avec : j’étais censée danser comme Beyoncé, être féline au lit… on me donnait des surnoms comme « panthère », c’est compliqué d’avoir des rapports sereins… Et lorsque j’ai commencé à pouvoir enfin montrer mon travail militant. J’ai dû faire face au rejet de celui-ci, car « trop black » d’un côté, trop « pd » de l’autre. »
Quel était le but de l’exposition photographique Queer Super power ?
« Je voulais faire une série de portraits, pour montrer une communauté queer racisée, dans sa flamboyance, dans son existence, dans sa réémergence, dans son empowerment, dans ses fiertés. Je pense aussi qu’il est important de rester légitime dans sa parole avec ce que nous savons, nous vivons. Quand je cherchais des représentations de Noires lesbiennes auxquelles m’identifier, je ne trouvais rien en France… Je constatais un
trop grand décalage avec les représentations provenant des États-Unis notamment avec nos réalités françaises. J’ai voulu combler ce manque.
Chaque modèle a choisi ce qu’iel voulait faire passer comme message, sur sa pancarte, mais aussi dans le lieu qu’iel choisissait, ses vêtements, sa coiffure, sa posture, si l’image était en couleur ou en noir et blanc… Je voulais quelque chose d’authentique avant tout en restant en accord avec l’esthétique choisie par le modèle. Redonner le pouvoir aux représentations en acceptant qu’en ma qualité de photographe je n’avais pas à prendre parti dans ce projet.

Et afin que tout le monde puisse être à l’aise tous les shootings réalisés ont été gratuits. Je suis une personne précaire, bien souvent face à moi je retrouve également des situations de précarité. L’idée n’est ni de chercher une notoriété, un rapport de pouvoir, ou une hiérarchisation de pensée de la représentation. Il s’agit simplement de se donner les moyens d’une ré-émergence collective.
Le groupe Racisme Diversité et Ethnique de SOS homophobie a ensuite repris mon projet pour en faire une campagne de communication. Nommer cette expo « Queer Super Power », me permet de montrer la fierté de qui nous sommes, nous artistes queer, les modèles, les militant·e·s. Faire émerger nos étincelles dans ce grand cercle de feux qu’est notre flamboyance aux travers de nos magnifiques rencontres. »
Pour continuer à la suivre : www.estelleprudent.com
Cet article a été publié dans le premier numéro de notre revue papier féministe, publié en septembre 2018. Si vous souhaitez l'acheter, c'est encore possible ici.