Aurore Koechlin est militante féministe et doctorante en sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle travaille sur la gynécologie médicale en France. Elle est l’autrice du livre “La révolution Féministe”, publié aux Éditions Amsterdam en août 2019. Interview.

Note : entretien réalisé à l'automne 2019.
Beaucoup de choses ont été dites sur #MeToo, avec souvent comme principale interrogation : est-ce que #metoo a changé quelque chose dans notre société ? pour les femmes ? pour les hommes ?
Aurore Koechlin : « Je pense que symboliquement et médiatiquement, #MeToo a eu un impact très fort, dans le monde, mais aussi en France. Outre la libération de la parole et la visibilisation des violences sexistes qu’il a engendrées, ce hashtag a contribué à construire la quatrième vague, avec une prise de conscience à l’échelle internationale que non seulement les violences et les féminicides étaient malheureusement toujours d’actualité (là où le discours dominant demeure qu’il n’y a plus rien à revendiquer car l’égalité est acquise), mais du coup que le féminisme demeurait lui aussi également toujours d’actualité. Néanmoins, #MeToo n’a pas réellement réussi à dépasser un écueil : il n’est pas devenu un mouvement, au sens où il n’a pas engendré de réelles mobilisations autour de mots d’ordre et de revendications. Celles d’Amérique latine préexistaient au déclenchement de #MeToo. Dès lors, dans une certaine mesure, ses conséquences sont peut-être moins visibles et plus diffuses dans le temps. »
Peut-on dire qu’on a assisté à un renouveau militant avec la mobilisation #MeToo et #Noustoutes ? Peut-on parler de 4e vague ? Et si oui, quelle est-elle ?
« Je pense effectivement qu’on assiste en France à un renouveau militant avec les mobilisations contre les violences sexistes de ces deux dernières années. Néanmoins, je ne parlerais pas encore de quatrième vague en France, au sens où la mobilisation en est encore à ses débuts, comparée à d’autres pays d’Europe, l’État espagnol, l’Italie ou la Suisse par exemple, mais même du monde, si on pense à l’Amérique latine par exemple, où ce sont des centaines de milliers voire des millions de personnes qui se mobilisent. Pour moi, la quatrième vague n’est pas née avec #MeToo, mais avec les mobilisations contre les féminicides en Amérique latine. Elle n’inclut pas seulement les violences sexistes, mais aussi la lutte pour le droit à disposer librement de son corps. Elle est caractérisée non seulement par ses mots d’ordre, mais aussi ses moyens d’action, avec l’appel à la grève féministe internationale pour le 8 mars initiée par le collectif argentin Ni Una Menos depuis 2017. Néanmoins, aujourd’hui en France des AG pour préparer la grève internationale féministe du 8 mars se lancent à Toulouse, à Paris, … C’est peut-être un signe avant-coureur que la quatrième vague est en train d’arriver en France. »
Peut-on revenir sur les différentes “vagues” du féminisme en France ? La 3e vague s’est-elle finie avec la fin du collectif 8marspourtoutEs ?
« Classiquement, on délimite trois vagues féministes : la première vague correspondant à la lutte pour l’égalité politique au tournant du XIXème et du XXème siècle, souvent symbolisée par les suffragettes, la deuxième vague dans les années 1960 et 1970 correspondant à la lutte pour les droits reproductifs et la libre disposition de son corps, en particulier autour de la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, et la troisième vague dans les années 1990 correspondant à la complexification du féminisme et de son sujet, en faisant croiser luttes LGBT, antiraciste et de classe avec le féminisme.
La troisième vague a connu différentes temporalités en France. On ne peut pas ne pas citer 1995 comme moment de renaissance féministe avec le mouvement de grèves contre la réforme des retraites qui commence par la manifestation contre les violences sexistes du 25 novembre 1995. Dans le même temps, la question de l’intersectionnalité s’est vraiment posée au moment de la polarisation du milieu féministe dans les années 2000 et 2010 autour de la triple question du voile, du travail du sexe et des personnes trans dans la non-mixité. D’une certaine manière pour moi cette page est tournée car l’Histoire a malheureusement tranché en montrant, avec le développement de l’islamophobie d’État, la répression terrible et la dégradation de leur condition d’existence que subissent des travailleuses du sexe depuis la loi de pénalisation des clients et les violences exacerbées contre les personnes trans, quel camp avait politiquement raison. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas continuer à se battre pour l’inclusivité dans nos luttes. »
Des choses ont-elles changé dans les organisations militantes depuis #MeToo ? (en politique interne et en prises de position publiques)
« Je ne parlerai que de la région parisienne, où je milite. J’ai l’impression que #MeToo a vraiment joué le rôle de phénomène de prise de conscience dans le milieu militant féministe, que la quatrième vague allait arriver en France et qu’il fallait s’y préparer. La volonté de créer des espaces (assemblées générales, coordinations…) à partir desquels construire la mobilisation, que ce soit l’année même avec des AG #MeToo en région parisienne, ou l’année suivante pour la journée internationale de lutte contre les violences sexistes du 25 novembre, avec l’initiative Nous Toutes impulsée par Caroline de Haas et l’initiative Nous Aussi sur des bases politiques intersectionnelles, me semble symptomatique de cette prise de conscience. »
Y-a-t-il un ou plusieurs lien(s) entre #MeToo et le mouvement des Femmes Gilets Jaunes ? Quelles ressemblances et différences ?
« On peut regretter qu’il n’y ait pas eu très largement de convergence, notamment le 24 novembre 2018, au tout début du mouvement, jour à la fois de mobilisation Gilets Jaunes et de manifestation contre les violences sexistes, qui n’a pas vu converger les cortèges. Cette occasion manquée s’explique probablement par la temporalité : on était encore en tout début de mouvement, l’analyse du mouvement des Gilets Jaunes commençait à peine à se faire. Néanmoins à de plus petites échelles, des féministes, de différentes générations, ont lancé et/ou participé à des groupes de Femmes Gilets Jaunes. Les femmes gilets jaunes n’étaient pas forcément venues dans la mobilisation par le féminisme, mais cette mobilisation a précisément été l’occasion de développer, non pas forcément une conscience féministe, mais une conscience de souffrir d’autant plus de la précarité qu’elles sont des femmes. »

Les Femmes Gilets Jaunes sont-elles une lutte féministe atypique ? Qu’est-ce qui unit ces femmes de milieux différents ? Ce mouvement va-t-il avoir des répercussions ?
« La lutte des femmes gilets jaunes est avant tout une lutte de femmes, mais on peut dire qu’elle est une lutte féministe au sens où c’est une lutte qui prend en compte la dimension de genre pour comprendre les difficultés que les femmes gilets jaunes rencontrent au quotidien. Sa particularité est qu’il s’agissait d’une lutte autour de mots d’ordre liés aux conditions de vie et non autour de mots d’ordre féministes classiques, comme l’avortement par exemple. Un des buts selon moi était de faire converger ces deux types de mots d’ordre, tout autant importants et légitimes, et surtout qui se recoupent.
Néanmoins je crois qu’il faut faire attention ici sur la façon de poser la question : on a l’impression que le mouvement féministe est tout entier un mouvement de classes moyennes ou supérieures. Ce n’est pas le cas : c’est un mouvement tout autant populaire que les gilets jaunes, même s’il ne s’agit pas forcément des mêmes fractions de classes concernées. En réalité, je pense que le clivage venait dans le fait d’assumer ou non l’étiquette « féministe ». Pour plein de raisons, que je comprends tout à fait, beaucoup de femmes gilets jaunes ne voulaient pas utiliser le terme, par peur d’apparaître comme trop radicales, de cliver le mouvement des gilets jaunes, mais aussi parce que toute une partie du féminisme s’est institutionnalisée et peut le faire apparaître comme un mouvement bourgeois et raciste, ce qu’il n’est pas. Un des enjeux à mon sens des prochaines années est précisément de redonner au terme « féminisme » sa dimension contestataire. »
Pourquoi le féminisme doit-il être révolutionnaire ? Et par quels moyens peut-il l’être ?
« Le féminisme ne peut qu’être révolutionnaire car l’oppression des femmes et des minorités de genre est aux racines même de l’organisation et du fonctionnement de notre société, au niveau économique, symbolique et culturel, etc. Certes, nous devons revendiquer et arracher des avancées dès ici et maintenant, d’autant plus qu’il y a urgence, mais tout en ayant conscience qu’aucune libération totale ne pourra être obtenue dans le cadre de ce système.
Un mouvement ne peut jamais être entièrement révolutionnaire, c’est une des stratégies qui le traverse. Par contre, cette dernière peut devenir majoritaire. La meilleure garantie pour cela est non seulement d’avoir un mouvement massif, qui mette des centaines de milliers de gens dans la rue, mais aussi qui défende un féminisme de classe et antiraciste. »
Cet article a été publié dans le deuxième numéro de notre revue papier féministe, publié en décembre 2019. Si vous souhaitez l'acheter, c'est encore possible ici.
Pour aller plus loin :
- De la marge au centre – théorie féministe, bell hooks
- Pour un féminisme de la totalité, Félix Boggio Ewanje-Epee, Stella Magliani-Belkacem, Morgane Merteuil, Frédéric Monferrand (dir)
- Féminisme pour les 99%. Un manifeste, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser
- Femmes, race et classe, Angela Davis
- Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Silvia Federici
- Se battre disent-elles…, Danièle Kergoat
- Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française, Bibia Pavard
- Marxism and the oppression of women. Toward a unitary theory, Lise Vogel
- Point zéro : propagation de la révolution. Salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe, Silvia Federici
- In the Name of Women’s Rights. The rise of femonationalism, Sara R. Farris