Les luttes et le respect de soi

Lutter pour une cause peut amener à une importante dépense d’énergie. La fatigue militante est une épée de Damoclès qui menace de couper l’élan des personnes qui s’investissent dans leur combat. Entre des débats déséquilibrés et peu sains, des actions sur le terrain qui semblent vaines face à l’ampleur des discriminations ou une lutte éreintante menée dans la sphère privée, l’épuisement guette. Des solutions existent aussi pour le prévenir et ne pas s’oublier dans le combat. 

Illustration de Cécile Alvarez ©

Le débat se donne en spectacle

Les discussions sur les luttes contre les discriminations sont des terrains propices à la discorde et une occurrence supplémentaire de l’oppression systémique.  Le sentiment d’illégitimité dans le débat ou l’appréhension face à une probable absence de soutien peuvent s’ajouter à la violence des propos reçus. Il est attendu des personnes qui combattent les discriminations un devoir de pédagogie et de patience. Dans le cas de la lutte contre le sexisme, le moindre manquement sera justifié par l’hystérie supposée des féministes. D’ailleurs les débats médiatisés sont souvent mis en scène, pour servir la télégénie plutôt que la cause, en opposant des personnes aux idées réactionnaires à des féministes excédées par des rhétoriques oppressives. Plus largement, la perception médiatique des personnes invitées est politique par essence et complique leur position, car il semble qu’elles soient présentes pour ce qu’elles représentent – et qui est projeté sur elles – plus que pour leurs idées.

Dans une sphère privée peu encline à la déconstruction, les arguments qui décrédibilisent les luttes sonnent creux. Pourtant ils sont nombreux et récurrents, bien que personne ne soit naturellement compétent-e en sociologie. Pour se préparer au front des idées, le collectif #NousToutes a mis en place un Guide de répartie destiné à confronter les phrases sexistes en y répondant par des chiffres et des faits ou bien avec humour. L’objectif d’un tel outil est de permettre – si on le souhaite – de répondre ou esquiver une situation embarrassante pour soi. Il existe d’autres issues possibles qu’une confrontation sourde et le Guide de répartie de #NousToutes propose des munitions prêtes-à-dégainer.

Le média de podcasts Binge Audio a également réalisé un Guide de survie aux fêtes de famille (transposable plus généralement aux réunions privées), dans lequel le mot d’ordre est le “droit à quitter une conversation compliquée”. De plus, quelques techniques sont proposées pour transformer la rhétorique piégeuse d’interlocuteur-ice-s potentiellement oppressif-ve-s en discussion constructive. Par exemple, une riposte possible à un déni des oppressions (“je n’ai jamais vu une telle discrimination donc cela n’existe pas”) serait de reconnaître le vécu de la personne qui n’en a jamais été témoin, mais de rappeler que cette réalité en particulier ne correspond pas à la plupart des situations. Il convient de se méfier aussi des discours qui schématisent les différences (biologiques ou culturelles par exemple) afin de justifier des inégalités de traitement ; il est toujours possible de s’extraire du débat.

Lorsque la lutte consume 

La fatigue guette celleux qui militent au quotidien par les actes. On peut citer notamment les tentatives à échelle personnelle de démantèlement du patriarcat au sein des foyers hétérosexuels en France, qui sont mises en lumière pour le grand public notamment par la dessinatrice Emma. Il s’agit de se trouver au cœur d’un dilemme permanent, entre pédagogie et lâcher prise. En décidant d’informer son entourage de son orientation sexuelle, on s’expose à un rejet ; en décidant de laisser ses poils pousser, on s’expose à des remarques sexistes. La charge mentale associée aux démarches concrètes d’éducation de son entourage et aux changements d’habitudes épuise alors. Également, la charge raciale est conceptualisée par l’universitaire Maboula Soumahoro dans son livre Le Triangle et l’Hexagone, pour désigner le poids du devoir d’explication des situations violentes. Plus largement, ces luttes nécessaires ne sont pas accompagnées de changements structurants ni de résultats encourageants à la hauteur de l’énergie investie.

Les associations s’attèlent à résorber les failles du système inéquitable et discriminant, mais les activistes qui y travaillent (bénévolement ou de manière salariée) sont sujet-te-s au burn-out militant. Cette fatigue extrême peut se muer en dépression et a une durée variable selon les individus et la qualité de la prise en charge et du soutien reçu. Lorsque la “pillule rouge” est avalée, c’est-à-dire lorsque la personne décide de voir le monde à travers le prisme de la lutte qui l’anime, les oppressions du système se révèlent spontanément et sont autant de violences à endurer. L’exposition permanente aux informations relatives à leur cause, le détachement difficile à conserver lorsqu’iels sont victimes de l’oppression dénoncée, ou l’ensemble des sacrifices – du temps de sommeil à des engagements privés – réalisés en faveur du militantisme sont des facteurs de cette fatigue mentale. De plus, le manque de valorisation et de moyens ainsi que l’impression que les actions militantes sont insignifiantes face à une montagne d’inégalités bien installées peuvent contribuer à l’épuisement des personnes investies. Le hashtag #PayeTonBurnOutMilitant a d’ailleurs émergé en 2019, recueillant les témoignages de militant-e-s féministes qui subissent ce surmenage.

Une revue de la littérature universitaire concernant le burnout militant “How do we keep going ?”, rédigée par Dr. Cox, présente des outils pour réorganiser l’action afin de se préserver “when motivation is idealistic and expectations are unrealistic” (lorsque la motivation est idéaliste et les attentes irréalistes), pour un militantisme durable. Notamment, l’importance de l’identification des victoires intermédiaires, la capacité à refuser ou freiner son implication ou encore le respect des limites de sa propre responsabilité sont mises en évidence. Le placement des charges à une échelle raisonnable – la nôtre – ou une qui nous dépasse largement peut éviter de se sentir submergé-e. Car dès lors qu’on prend conscience qu’une tâche qui ferait avancer la lutte – telle que la mise en place d’une politique publique – est hors de la portée d’un-e militant-e seul-e, on est libre de se focaliser positivement sur notre participation à la lutte, sans tenir à bout de bras l’entière responsabilité. D’ailleurs, Dr. Cox rappelle que la réorganisation militante suite à un épuisement ne mène que rarement à l’abandon. Au contraire, les personnes préservent leur équilibre dont le militantisme fait désormais partie.

Puiser ses ressources dans la bienveillance

Il semble ainsi crucial de mener la lutte sans s’oublier et troquer le champ lexical du combat contre celui de la bienveillance, le temps de se ressourcer et de se souvenir des raisons qui poussent à s’impliquer. La consultation thérapeutique peut également être bénéfique, de même que la recherche de soutien auprès de son entourage ou d’autres bénévoles. Ces temps de réflexions et de prises de recul seraient permis par des espaces en non-mixité choisie. Il s’agit de libérer l’expression des victimes de discriminations de la présence du groupe dominant, en leur assurant soutien et empathie. De plus, la non-mixité offre un espace dénué de certaines contraintes comme la monopolisation de la parole par le groupe dominant. Cette observation est théorisée par la sociologue Christine Delphy : “Les opprimés doivent non seulement diriger la lutte contre leur oppression, mais auparavant définir cette oppression elles et eux-mêmes.”

Finalement, la perspective d’une importante dépense d’énergie se greffe à la notion de lutte. Mais elle se réalise aussi par le respect de soi et la bienveillance. En ne se  laissant pas consumer par l’oppression, la méthodologie dominante est bousculée, reposant par essence sur l’effacement des dominé-e-s et de leur parole. Se préserver de la tornade épuisante peut passer par la mise en pause de ses activités militantes, ou la réorganisation de l’action. L’objectif étant de pouvoir agir sur le long terme en trouvant toujours du sens à la lutte qui nous anime.

Cet article a été publié dans le troisième numéro de notre revue papier féministe, publié en septembre 2021. Si vous souhaitez l'acheter, c'est encore possible ici.

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