Le camp de femmes pour la paix de Greenham Common (1981-2000) : deux décennies de protestations écoféministes

En 1981, en réaction à l’implantation de missiles nucléaires dans la base de Greenham Common en Angleterre, un camp de femmes en non-mixité voit le jour. Alliant revendications antinucléaires, féminismes et non-violence pendant presque vingt ans, son influence sur le mouvement écoféministe perdure aujourd’hui. 

© Marie Serisier

La création du camp 

En 1979, dans un contexte international de guerre froide, l’OTAN décide d’installer des missiles de croisière nucléaires et des missiles balistiques américains dans plusieurs pays d’Europe. La base militaire de Greenham Common, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Londres, est concernée par le projet. 


Le 5 septembre 1981, un groupe essentiellement composé de femmes, Women for Life on Earth, organise une marche pour la paix en partant de Cardiff, au Pays de Galles, jusqu’à la base de Greenham Common. Influencé par les luttes féministes qui s’entremêlent aux mouvements antimilitaristes et antinucléaires aux États-Unis (pour ne citer qu’un exemple, les Women’s Pentagon Actions de 1980 durant lesquelles deux mille femmes encerclent le Pentagone, réclamant à la fois des droits, la fin de l’exploitation de l’environnement et la fin des actions militaires menées par le gouvernement américain), le mouvement est galvanisé. En arrivant à la base, certaines militantes s’enchaînent à la clôture. D’autres portent les couleurs des suffragettes, du blanc et du violet, symbole associé à la tradition du refus et des revendications. Elles réclament un débat public télévisé avec le ministère de la Défense, mais la demande est rejetée. Elles refusent alors de partir et organisent un camp. Des sympathisant-e-s arrivent progressivement, ainsi que des provisions. Peu à peu, un véritable campement est mis en place autour de la base, et y reste pendant presque vingt ans.

Les actions menées 

Le camp de Greenham Common s’inscrit dans une tradition de non-violence. Les actions menées sont marquées par leur originalité et leur inventivité et donnent au camp une renommée internationale. Ainsi, le 12 décembre 1982, trente mille femmes se donnent la main et encerclent le camp militaire. Bien que le camp soit situé à côté de la base, les militantes ne franchissent pas les grillages avant la veille du Nouvel an 1982, date à laquelle elles font irruption sur le terrain : quarante-quatre d’entre elles escaladent les clôtures et dansent pendant des heures sur les silos contenant les missiles. 

Le 1er avril 1983, une immense chaîne humaine est formée, reliant la base à l’usine d’armements nucléaires d’Aldermaston, à plus de 20 km de là. Le même jour, deux cents membres du camp organisent un pique-nique sur la base nucléaire, déguisé-e-s en nounours. Ce déguisement, qui tranche radicalement avec l’environnement militaire, rappelle la nécessité de protéger les enfants et les générations à venir en s’opposant à la prolifération nucléaire. 

Le 11 décembre 1983, un événement intitulé “Réflexions sur la base” est organisé et rassemble cinquante mille femmes, qui brandissent en silence des miroirs, pour encourager chacun-e à réfléchir à ses actes et à opérer un retour sur soi.

Le camp est un caillou dans la chaussure du gouvernement Thatcher, qui tente de s’en débarrasser et d’en minimiser l’importance. En janvier 1987, le Parlement britannique déclare qu’il n’y a plus aucune femme à Greenham, qu’aucun grillage n’a été coupé et qu’en conséquence, il n’y aura pas de frais de réparation. Devant ce déni de réalité, de petits groupes de militantes découpent les grillages de la base chaque nuit pendant une semaine. 

La vie à Greenham

L’organisation de la vie dans le camp est d’abord caractérisée par la non-mixité, perçue comme impérative. Les femmes peuvent ainsi être au cœur de l’activisme politique, et se réapproprient un espace traditionnellement réservé aux hommes. Cette idée de réappropriation est d’ailleurs une pierre angulaire du mouvement écoféministe : en anglais, les écoféministes utilisent le terme “reclaim” comme concept majeur de l’écoféminisme. Ce mot peut se traduire par l’idée de se réapproprier, réinventer, réhabiliter certains espaces (comme les espaces naturels) et certaines pratiques. 

Des hommes peuvent être invités dans le camp, mais il leur est demandé de participer aux crèches, à la cuisine et plus généralement aux activités usuellement confiées aux femmes. La politique à l’égard des médias relève de la même logique : les militantes décrètent qu’elles n’interagiront qu’avec des femmes journalistes, pour tenter d’éviter les représentations misogynes. 

La politique de non-mixité permet aux femmes de tisser des liens avec des personnes de classes sociales ou d’origines variées, mais il reste important de noter qu’il est dominé par la présence de femmes blanches issues de classes moyennes. 

Avec le nombre grandissant de femmes y habitant ou en transit, le camp s’organise progressivement autour de neuf petits camps encerclant la base militaire. Chaque camp est nommé d’après une couleur de l’arc-en-ciel. Le premier est le camp principal ; c’est le jaune, qui accueille les nouvelles-eaux arrivant-e-s, et se charge des relations avec les médias. Le camp violet se concentre sur la religion, le camp vert héberge les femmes aux pratiques spirituelles et est strictement interdit aux hommes (même visiteurs), et le camp bleu est dédié à la culture punk. 

Malgré l’apparente harmonie, la vie n’est pas de tout repos ; la présence des forces de sécurité et des soldats est constante et les expulsions par des huissiers de justice sont régulières. 

Les missiles quittent finalement la base en 1991, mais de nombreuses campeuses restent sur le site jusqu’en 2000, année durant laquelle les dernières caravanes quittent la base. 

© Marie Serisier

Influence internationale et postériorité

Le mouvement acquiert rapidement une dimension internationale, notamment grâce aux échanges avec d’autres protestations féministes antimilitaristes et antinucléaires ailleurs dans le monde : la base de Comiso en Sicile ou celle de Pine Gap en Australie. Aux États-Unis, à Seneca, au nord de New York, pendant l’été 1983, en réponse au camp de Greenham Common, un camp de protestation contre les livraisons de missiles nucléaires à l’Europe s’organise : le Women’s Encampment for a Future of Peace and Justice. Douze mille femmes du monde entier s’y réunissent, implantent un camp d’entraînement à la non-violence et mettent en place des actions de désobéissance civile tout au long des années 1980. La présence de protestations antinucléaires et féministes dure jusqu’en 2006.

De même, en 1985, un camp de femmes militant contre l’armement nucléaire s’installe à Aldermaston (usine d’armements nucléaires en Angleterre). Des mouvements de protestation non-mixtes et non-violents y sont toujours organisés. 

Dans un entretien donné à Reporterre le 18 octobre 2016, Emilie Hache, maîtresse de conférence au département de philosophie de l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense et spécialiste en écologie politique, rappelle que les premiers textes écoféministes ont été écrits pendant cette période : des textes poétiques et politiques interrogeant la façon moderne de séparer les différentes dimensions de l’existence. Elle explique qu’avec la fin de la Guerre froide et l’arrêt des mobilisations antinucléaires, une partie de l’écoféminisme s’est institutionnalisé. Les textes de ces années-là ne sont plus des textes écoféministes en tant que tels, mais des textes universitaires prenant pour objet de recherche l’écoféminisme :

“Un des problèmes est que ces universitaires, notamment les philosophes, dépolitisaient l’écoféminisme en en faisant une éthique environnementale parmi d’autres et en ne renvoyant jamais à l’histoire de ces mobilisations. En ce sens, de manière intentionnelle ou non, l’histoire politique du mouvement a été court-circuitée et ne fait pas partie de ce qui nous a été transmis, une génération plus tard.”

Le camp pour la paix de Greenham Common est ainsi un élément fondamental de l’histoire des mouvements sociaux, et particulièrement de l’histoire de l’écoféminisme. Il nous rappelle que le mouvement écoféministe, avant d’être une philosophie ou un courant théorique, se fonde sur des actes de résistance et sur une importante base militante.

Deux des campeuses, Alice Cook et Gwyn Kirk, ont publié en 1983 Des femmes contre des missiles. Rêves, idées et actions à Greenham Common. Vous pouvez retrouver la traduction française aux éditions Cambourakis, où elle a été publiée en 2016 (traduction de Cécile Potier et préface de Benedikte Zitouni). 
Cet article a été publié dans le troisième numéro de notre revue papier féministe, publié en septembre 2021. Si vous souhaitez l'acheter, c'est encore possible ici.

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