Raconter l’avortement

L’avortement est au cœur du débat public, en France comme ailleurs, depuis des dizaines d’années : doit-il être légalisé ? Dans quel cadre ? Jusqu’à combien de semaines ? A l’heure où l’on discute d’inscrire la liberté d’avorter dans la Constitution française, l’accès à l’avortement recule aux Etats-Unis, et est encore passible de prison voire de mort dans plusieurs pays. Ce n’est donc pas encore un droit partout, encore moins un droit acquis. Et où en est-on d’un point de vue sociétal ? Quelle représentation sociale et culturelle en a-t-on aujourd’hui ?

Scène du film L’événement d’Audrey Diwan // Copyright 2021 PROKINO Filmverleih GmbH

Légalisé par la loi Veil en 1975, l’avortement est accessible à toute personne en France enceinte de moins de 14 semaines. Il est gratuit (pris en charge à 100% par la Sécurité sociale), sans motif (pas besoin de se justifier sur les raisons de la décision d’avorter), sans condition d’âge (les mineur-e-s peuvent y avoir accès sans avoir le consentement de leur représentant-e légal-e). Mais si l’on sort du cadre légal et médical, qu’en est-il ?

Un sujet encore tabou

Environ 200 000 femmes subissent une IVG chaque année en France, un chiffre stable depuis plusieurs années, selon l’étude annuelle de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques. Pourtant, les témoignages restent peu nombreux. Savoir comment se passe un avortement est une information difficile d’accès, à moins de l’avoir vécu soi-même. Un constat partagé par Pauline Harmange qui écrit dans son essai Avortée : « S’il y a une chose que j’ai remarquée quand j’ai décidé d’avorter, c’est que je ne connaissais personne qui avait fait cette expérience autour de moi. Sans surprise, cette remarque était fausse : je ne connaissais personne qui parlait de son avortement, ce qui est sensiblement différent. » Côté littérature ou cinématographie, même chose, les œuvres relatant un avortement sont peu nombreuses.

Pourquoi ce silence ? La réponse est simple : l’avortement est un sujet encore tabou et stigmatisant. Le raconter, c’est s’exposer au regard moralisateur de son entourage et de la société, faire face à une possible incompréhension, au jugement, voire aux reproches des autres, ou devoir s’expliquer. C’est ce qu’exprime Sandra Vizzavona en introduction de son livre Interruption : « La loi nous autorise à avorter, la société nous empêche d’en parler, ou alors elle nous impose de nous positionner, de militer. […] nous sommes également nombreuses à nous plier à cette loi du silence, malgré nous, parce que la gêne et la culpabilité sont toujours là ; nous y sommes assignées et nous nous y soumettons. » De son côté, Sophie Divay, sociologue et conseillère conjugale pendant trois ans souligne : « L’IVG, bien que légale, est empreinte de connotations morales négatives inscrites officiellement dans la loi, mais également repérables à travers les catégories de jugement de tout un chacun » (« L’avortement, une déviance légale », in Déviance et société, n°28, 2004 – NDLR: le terme déviance est ici à comprendre dans son acceptation sociologique, à savoir une transgression de la norme sociale).

Rappelons que pour faire passer sa loi, Simone Veil a utilisé toute une « rhétorique doloriste et culpabilisante », comme la décrit la revue féministe La Déferlante, dans sa newsletter de janvier 2022. Dans son discours, on retrouve ainsi les termes « drame », « contrôler », « dissuader », « gravité », « échec » pour qualifier la décision d’avortement. C’est ce même vocabulaire qu’Emmanuel Macron a utilisé lors du vote de la loi étendant l’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines, en mars 2022.

Le silence et la solitude

Si les personnes qui ont recours à un avortement se taisent, c’est pour se protéger de la sanction sociale. Mais en même temps, ce silence les condamne à la solitude. C’est ce que raconte Annie Ernaux, dans son livre L’événement, relatant son avortement clandestin, paru en 2000, des années après l’expérience vécue par l’autrice. Il lui aura fallu trente-six ans exactement pour enfin oser s’exprimer. A L’Humanité, qui l’interrogeait sur sa non-signature en 1971 du Manifeste des 343 salopes (texte dans lequel des femmes, célèbres et anonymes, déclarent avoir avorté pour en revendiquer le droit), elle répondait : « déclarer publiquement avoir avorté aurait eu l’effet d’une bombe ».

Dans son récit, factuel et incisif, Annie Ernaux témoigne du mépris dont elle a été victime. Rejetée par les médecins, ses ami-e-s, son amant, elle est seule avec son ventre et ce qui l’occupe. Une solitude magnifiquement portée à l’écran par Audrey Diwan qui adapte le livre au cinéma (L’événement, 2021). Dans le film, la jeune femme enceinte se retrouve souvent au milieu de personnages flous, seule au premier plan ou perdue dans ses pensées. Difficile pourtant de représenter en images ce combat intérieur qui transperce l’héroïne. La réalisatrice expliquera qu’elle avait pour cela écrit des monologues intérieurs que se récitait l’actrice Annamaria Vartolomei. Combat intérieur, mais également extérieur face à la violence de jeunes filles qui la traitent de salope, face à la violence de médecins qui s’insurgent de son désir d’avortement, face à la violence d’hommes qui ne voient plus qu’en elle la fille qui couche.

C’est ainsi la double peine pour Annie : à l’horreur d’être enceinte s’ajoute le silence. Le silence qu’elle garde sur son état, le silence d’une société hypocrite sur la sexualité, les grossesses et les avortements. Pourtant, des centaines de milliers, et même un million de femmes, selon le Manifeste des 343, se font à l’époque avorter chaque année. « Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. » Si aujourd’hui, les avorté-e-s sont sorti-e-s de la clandestinité, l’omerta continue de régner. Cet enfermement dans le silence et la solitude est symbolisé par Audrey Diwan par un cadrage de l’image, carré et étroit.

Cette même solitude est anticipée par une autre Annie, celle du film de Blandine Lenoir, Annie Colère (2022). L’héroïne est membre du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), qui a largement participer à permettre si ce n’est obliger le gouvernement à légaliser l’avortement. Alors que la loi Veil vient de passer, Annie s’inquiète de la solitude à laquelle seront confrontées les femmes, maintenant que l’avortement sera uniquement effectué par des médecins et à l’hôpital (évoquant également les violences médicales et gynécologiques).

Entre dissimulation et culpabilité

Le film de Blandine Lenoir témoigne du combat mais aussi de la tendresse et de la solidarité dont font preuve les femmes. A l’inverse, le récit d’Annie Ernaux est distant, voire froid. L’autrice s’en explique dans son discours pour le prix Nobel : « une écriture neutre, objective, “plate” en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores, ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. » Toutefois, c’est un autre parti pris qu’a choisi Audrey Diwan pour son film démonstratif voire choquant. Celui-ci ne cache rien de la violence de cet « événement ». Car le mot « avortement » n’y est jamais prononcé. Hier comme aujourd’hui, il ne se fait pas entendre. Pauline Harmange écrit à propos de sa lecture du texte d’Annie Ernaux : « (…) vingt-et-un ans plus tard. Le même silence qu’avant ». 

Dans le film L’événement, la jeune fille passe par des périphrases, des gestes ou des métaphores pour exprimer son souhait. Comme le dit Annie dans son livre, « c’était une chose qui n’avait pas de place dans le langage ». De même aujourd’hui, il est difficile pour une femme d’« avouer », comme si elle était coupable, qu’elle est une avortée. Sophie Divay évoque « un regard réprobateur sur leur choix » en parlant des femmes qu’elle a rencontrées. Celles-ci se sentent fautives (« j’aurais dû faire plus attention ») et mettent en place des stratégies de lutte contre la stigmatisation ou le jugement des autres. 

Car si une chose n’a pas changé, c’est la responsabilité de la grossesse et par corollaire, de la contraception, qui pèse sur les femmes cis. C’est à elles de prendre la pilule et d’y penser chaque jour, sans droit à l’erreur, c’est à elles d’assumer la charge physique, mentale, mais aussi financière de leur contraception (car ni toutes les pilules, ni tous les moyens de contraception ne sont remboursés). Alors si elles tombent enceintes, c’est qu’elles ont failli. Une responsabilité et un sentiment de culpabilité que l’on retrouve dans le témoignage de Pauline Harmange, tombée enceinte sous stérilet, qui se demande à plusieurs reprises si elle a suffisamment et assez régulièrement vérifié la position du contraceptif dans son utérus. 

Injonction maternelle, injonction contraceptive, le ventre des femmes est contrôlé et politisé, toujours stigmatisé. En effet, si les femmes blanches sont tenues de procréer, les femmes racisées en sont à l’inverse empêchées. Avortements forcés ou stérilisations non consenties sont légions dans certains pays colonisés, jusque dans les années 1970 (encouragés notamment par le gouvernement français, lui-même qui rend illégale l’IVG à la même période), comme le dénonce Françoise Vergès dans son livre Le Ventre des femmes. Est-ce un héritage de ce racisme colonial, les femmes racisées sont aujourd’hui effacées des récits et représentations de lutte pour l’avortement…

Alors il est temps de libérer le corps des femmes et d’accorder davantage de place à la parole des personnes avortées. C’est sur ce vœu que Sandra Vizzavona conclut son livre : « la parole autour de l’avortement doit être libre et accessible pour déculpabiliser les femmes et renforcer un droit qui ne pourra jamais être acquis tant que la société exigera de celles qui l’exercent qu’elles s’en repentent. »

Pour un renseignement ou une consultation d’IVG, rendez-vous sur le site du planning familial : https://www.planning-familial.org/fr

Pour aller plus loin : 

Annie Ernaux, L’événement, Folio, 2001
Pauline Harmange, Avortée, Editions Daronnes, 2022
Sandra Vizzavona, Interruption, Le Livre de Poche, 2022
Simone Veil, Les hommes aussi s’en souviennent, Le Livre de Poche, 2017
Aude Mermilliod, Il fallait que je vous le dise, Castermann, 2019
Françoise Vergès, Le Ventre des femmes, Albin Michel, 2017

Les films L’événement, Audrey Diwan, 2021 et Annie Colère, Blandine Lenoir, 2022

Discours d’Annie Ernaux pour son prix Nobel de littérature, 2022, https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2022/ernaux/201000-nobel-lecture-french/

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