Reservation dogs : une série autochtone féministe.

Reservation Dogs ou le quotidien d’adolescent-es amérindien-nes qui rêvent de quitter leur réserve : une série féministe qui bat en brèche les idées reçues sur le quotidien des Premières Nations aux USA.

Willie Jack (Paulina Alexis). ©Shane Brown/FX

Reservation dogs (2021-2022, FX on Hulu / Disney +) est une série TV qui met en scène des personnages issus de communautés amérindiennes. Co-réalisée par Sterlin Hajo, membre de la Seminole Nation, et Taika Waititi, un Maori né en Nouvelle-Zélande, Reservation dogs a été tournée dans l’est de l’Oklahoma, dans la réserve de la Muscogee Nation où Sterlin Hajo a également des ancêtres. Elle suit le parcours de plusieurs adolescent-es qui, suite au suicide d’un de leurs ami-es, décident de s’émanciper des adultes, en partie jugés responsables de leurs problèmes personnels, en quittant définitivement leur réserve pour la Californie. Pour cela, iels commettent divers petits larcins au début de la série, ce qui leur vaut le surnom de « Reservation Dogs », référence évidente au film culte Reservoir Dogs, avant de s’amender et de réfléchir à des moyens plus légaux d’accéder à une forme d’autonomie.

Réunissant un cast presque exclusivement constitué d’acteurices nord-amérindien-nes, Reservation Dogs est une série TV construite sous la forme de tranches de vie burlesques qui soulignent l’absurdité des situations rencontrées par ces adolescent-es Native-American. Néanmoins, les scénaristes ont toujours veillé à ne jamais omettre d’évoquer les solutions, pleines de poésie et d’humanité, trouvées par les jeunes et leurs proches, solidaires et aimants, en dépit de leurs défaillances. Malgré la noirceur des thèmes abordés (addictions, dépression, divorces, assimilation forcée…), le ton se veut résolument optimiste, en décalage avec les discours sociaux généralement tenus sur le sort des communautés nord-amérindiennes.

L’une des caractéristiques principales de Reservation dogs est aussi de représenter à l’écran des héroïnes avec une véritable complexité psychologique, au-delà des clichés de femmes dites fortes.

Devenir single-mother : une étape obligée ? Jackie, Elora et les autres…

Au fil des épisodes, on prend conscience que les filles mènent la danse. Le caractère des personnages masculins, leur détermination à réaliser certains projets, apparaissent bien falots en comparaison avec la hargne de Willie Jack, la force morale d’Elora Danan Postoak ou l’instinct de survie de Jackie. Toutes trois Amérindiennes, leur situation familiale diffère. Willie Jack, « garçon manqué », grandit dans une famille soudée. C’est la seule des adolescent-es à vivre auprès d’un père et d’une mère qui s’entendent et s’aiment. Sa meilleure amie, Elora, a perdu sa mère, dans un accident de la route. Elle est élevée par sa grand-mère, son père ayant de multiples problèmes avec la police.

Quant à Jackie, leur nemesis, puis alliée, elle a grandi en ville mais sa mère l’a envoyée vivre chez sa tante dans la réserve. Elle ne désire qu’une chose, retrouver la grande ville et toutes ses opportunités. En creux donc de l’opposition NativesAnglos, se dessine un autre contraste, les différences fantasmées ou réelles entre le quotidien à la campagne et dans une grande ville, Los Angeles étant la référence assumée par les jeunes de la série. Jackie est en ce sens la fille qui fait le plus « tache » dans la réserve car elle n’adopte aucun des signes distinctifs qu’on attend d’une adolescente amérindienne appelée à devenir une matriarche. Les cheveux peroxydés, elle n’a pas d’amies mais régente une bande de garçons qui comporte en outre un Non-amérindien, un rouquin en surpoids.

Jackie (Elva Guerra). © Shane Brown/FX

L’incapacité de Jackie à se conformer avec le modèle proposé l’oblige à évoluer en marge, coupée des réseaux de solidarité intracommunautaire. Willie Jack lui reproche (saison2, épisode 4) de pas aider à la préparation du fry-bread qui nourrit les nombreux ventres masculins. D’elle, sa tante dit qu’elle est « dure », bien que Jackie ne tombe dans aucun des pièges qui guettent les femmes amérindiennes.

En 2018, 36,9% des foyers amérindiens étaient composés d’un ou de plusieurs enfants élevés par une single-mother (mère célibataire, veuve ou divorcée) qui ne bénéficiait d’aucun soutien financier du père des enfants. (Voir ainsi la brochure Holding Up Half the Sky. Mothers as workers, primary caregivers, & breadwinners during COVID-19 publiée par l’Institute for Women’s Policy Research et mise en ligne le 23 juin 2020). Des études récentes tendent à montrer que la prévalence de l’alcoolisme au sein des populations autochtones n’est pas forcément beaucoup plus élevée que celle d’autres groupes ethniques aux Etats-Unis[1] mais les réserves restent gangrenées par l’alcool, causant la mort et le suicide de nombreu-ses-x habitant-es. 

Jackie tente donc de naviguer entre tous ces obstacles : elle est entourée de garçons mais elle maintient une saine distance émotionnelle et physique avec eux, échappant ainsi au sort des filles-mères, enceintes au sortir de l’adolescence, contrainte d’abandonner toute perspective d’autonomie financière et professionnelle. Contrairement à sa mère qui abuse de substances diverses et variées (voir épisode 2, saison 2, Run), Jackie reste clean, préférant se limiter – quand il n’existe pas d’autres solutions possibles – aux entorses à la loi qui lui permettent de gagner un peu d’argent. La force morale de Jackie, son ambiguïté aussi, vont déteindre sur Elora qui n’hésitera pas à trahir son ami Bear, et l’abandonner sur le trottoir, préférant prendre la route pour la Californie avec la brune peroxydée, créant ainsi un duo sororal à la Thelma et Louise, le temps de deux épisodes particulièrement mouvementés.

Le personnage de Punkin Lusty, incarné par le rappeur Sten Joddi, est la première représentation de père absent et maltraitant dans Reservation Dogs. Il a abandonné Bear à sa naissance. C’est un poseur narcissique qui dépense toute son énergie à dénicher dope et filles. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si les scénaristes ont choisi de lui faire chanter une chanson aux multiples sous-entendus salaces, jusque dans le titre « Greasy Frybread » qu’on peut traduire littéralement par « Pain grillé huileux » (ou « lubrifié » ?). Comme si cette préparation culinaire – avec les filles-mères et adolescentes en cuisine – était l’épitomé de l’avilissement des femmes. De simples objets sexuels à l’adolescence, elles deviennent soutiens financiers à l’âge adulte car les hommes se révèlent incapables de garder le moindre emploi. Alors que la mère de Bear aurait le droit de condamner à voix haute la puérilité de son ex-compagnon, elle explique avec fatalisme à Elora qu’une femme amérindienne se doit d’être forte et exemplaire pour compenser les imperfections masculines. Contrairement à leurs homologues moins âgées, les héroïnes matures de Reservation Dogs paraissent, à force de désillusions, accepter leur sort, se limitant à endosser le rôle qui leur a été attribué.

De mère abandonnée à matriarche soignante esseulée : un parcours – destinée au sein de la réserve ?

Puisqu’elles ne peuvent pas compter sur les hommes pour les accompagner dans l’éducation de leurs enfants, autant se servir d’eux et les reléguer à un rôle de jouet sexuel. C’est la morale de plusieurs épisodes et en particulier de Wide Net, l’épisode 5 de la saison 2 durant lequel les aunties (tatas) se mues en chasseresses – ou plutôt en « pêcheuses » si l’on en croit le titre – puisqu’elles déploient leur filet, bien décidées à y piéger quelques hommes.

Invitées au colloque annuel de leur employeur, l’Indian Health Service, elles revêtent leurs plus beaux atours car elles comptent bien « baiser » (snag, répété à plusieurs reprises dans l’épisode), histoire de décompresser un peu. Tout au long de la série, les matriarches parlent librement de sexe et n’hésitent pas à encourager les jeunes filles à s’offrir un peu de plaisir. Si les femmes amérindiennes de Reservation Dogs ne semblent pas avoir été conditionnées par la culpabilité judéo-chrétienne, force est de constater que leur revendication d’une sexualité libre, sans attaches, est aussi le seul moyen pour elles de prendre une forme de revanche sur les hommes qui les ont tant déçues.

En objectifiant les hommes, elles renversent le rapport de force et réaffirment leur agentivité sur le terrain de la séduction. Néanmoins, même si elles incitent les adolescentes amérindiennes à marcher dans leurs pas, celles-ci refusent de devenir leurs émules en matière de conquêtes sexuelles. Il est intéressant de noter que chez les adultes, les rapports de couple revêtent exclusivement une dimension hétéronormée alors que parmi les adolescent-es, les identités des partenaires potentiel-les sont plus fluides. Willie Jack est aussi régulièrement filmée dans des postures associées à la masculinité : elle chasse, elle se bagarre, elle « roule des mécaniques ». Le fossé entre jeune et vieille génération est encore plus manifeste quand on réalise que les mamans, tatas et grandes sœurs occupent presque toutes des emplois qui relèvent du domaine du care où les travailleuses femmes sont surreprésentées comme si leur seule perspective était toujours d’être au service d’un autre, dans le soin et l’accompagnement à la personne.

Lorsqu’elles tentent d’exister en dehors de ce rôle, certaines matriarches – comme la mère de Bear – ont une si mauvaise image d’elles-mêmes qu’elles se persuadent que leur physique vieillissant est rédhibitoire aux yeux des hommes. Le décalage entre ce qu’elles aimeraient être et ce qu’elles paraissent aux yeux du public majoritairement masculin du colloque est signifié par ce raccord entre deux séquences à la discothèque. Dans la première, les aunties reproduisent à la perfection les pas de danse qu’elles avaient répétés, enfants, en écoutant le tube de Brandy, sitting in my room. Un public subjugué les acclame et vient les rejoindre sur la piste. Dans la seconde, la discothèque est à moitié vide, les aunties, qui ont absorbé un mélange d’alcool et de cannabis, effectuent des mouvements complètement désaccordés frôlant le ridicule.

Les aunties : Bev (Jana Schmieding), Teenie (Tamara Podemski), Rita (Sarah Podemski), Natalie (Natalie Standingcloud). ©Shane Brown/FX

Empêtrées dans leurs problèmes domestiques, elles semblent – à l’exception de tante Teenie qui quitta la réserve après le décès de la maman d’Elora – paradoxalement attendre qu’un homme vienne les secourir. Même si le médecin star du colloque de l’Indian Health Service avait rendu hommage aux « powerful matriarchs », il apparaît évident, à la fin de la saison 2, que demeurer fidèle à ce rôle de femme « soignante » ne rend pas heureuses les femmes amérindiennes de la série.

On pourrait croire que les limites géographiques de la réserve s’accompagnent d’un cortège de problèmes sociaux-économiques et bornent ainsi les perspectives des femmes. Elora et Jackie ne répètent-t-elles pas à l’envie qu’il faut quitter leur communauté d’origine ? Mais la série, au moment d’introduire dans l’épisode 2 de la saison 2 (Run) un personnage féminin non Native, dresse le même constat. Anna, la femme au foyer chrétienne divorcée (Megan Mullaly) qui accueille Elora et Jackie en fuite, continue peut-être de dire les grâces avant chaque repas, mais elle n’omet désormais plus de maudire son ex-mari après avoir souhaité le meilleur aux femmes – elle vient de découvrir les écrits féministes de Gloria Steinem.

De gauche à droite, Jackie, la femme au foyer chrétienne (Megan Mullaly) et Elora (Devery Jacobs). ©Shane Brown/FX

Ce n’est donc pas tant le fait de résider dans la réserve ou en dehors qui détermine le destin des femmes mais plutôt leur capacité à se projeter dans des rôles hors de la sphère domestique ou des métiers du care. Ainsi, alors que l’heure du départ approche, le personnage le moins genré de la bande d’ami-es, Willie Jack affirme avec résolution qu’elle réussira n’importe quelle carrière qu’elle aura choisie d’embrasser, quel que soit son futur lieu de résidence. Si cette jeune héroïne porte un diminutif aux sonorités masculines, son véritable prénom, Wilhelmina, se distingue aussi par son étymologie qui renvoie à des notions guerrières. Wil, en germanique, signifie désir et helm, casque. Dans une séquence à la fois drôle et fantasmagorique de l’épisode 6 de la première saison (Hunting), elle s’imagine d’ailleurs exceller dans deux univers plutôt hostiles aux femmes : le monde des arts martiaux mixtes (MMA Fighting) et celui des chefs étoilés.

En dépit donc des traumas causés par des siècles d’assimilation et de politique fédérale inique envers les populations amérindiennes, les jeunes générations veulent croire qu’un futur meilleur et surtout « choisi » est à leur portée, à condition peut-être d’adopter des modes de vie émancipateurs et de refuser les étiquettes de filles mères ou d’hommes alcooliques qui leur sont généralement associées.

De mère nourricière à redresseuse de torts.

Dans les épisodes 6 (Decolonativization) et 9 (Offerings) de la deuxième saison, deux figures de femmes guérisseuses amérindiennes entrent en scène. Jusqu’alors, lorsque le moral était au plus bas ou qu’une intervention d’ordre spirituel était nécessaire, le groupe d’adolescent-es avait fait appel à des figures de substitution paternelles. Mais leurs tentatives pour remédier au mal en faisant appel à la sagesse des ancêtres (elders) n’avait pas obtenu le résultat escompté.

Le succès de la série – auprès d’un public autochtone mais aussi auprès des critiques et des spectateurices d’autres groupes ethniques – tient peut-être à cette entreprise de désacralisation et démystification du personnage de sage indien. Ainsi, William Knifeman, l’esprit qui guide Bear, n’a pu montrer sa bravoure lors de la bataille de Little Big Horn (1876) car il est mort à cause d’une grotesque chute de cheval avant même l’ouverture des hostilités entre le Général Custer et les tribus Sioux. La présence de cet « unknown warrior » tel qu’il se définit lui-même est souvent jugée inopportune par Bear.

La désacralisation de l’ancêtre pourvoyeur d’enseignements s’accompagne aussi de sa dévirilisation. William Knifeman pousse des cris qui évoquent davantage ceux de Michael Jackson qu’un hurlement de guerrier galopant au combat. Pour autant, ces personnages d’hommes ridiculisés n’en prennent pas ombrage et acceptent même de ne plus être considérés comme virils. Ainsi, l’esprit William Knifeman explique à Uncle Brownie (Gary Farmer), qui désire désormais se départir de ses mauvaises habitudes, que « la plupart des gens pensent qu’être guerrier c’est adopter des poses de macho, mais pas du tout. Être un combattant c’est être en contact avec sa féminité. » (Épisode 2, saison 2, Run). La suite de l’explication, à propos des flux menstruels des hommes, ironise clairement sur les concepts spirituels bidons popularisés par les plastic shamans, des charlatans non amérindiens qui commercialisent le patrimoine spirituel nord-amérindien à des consommateurices avides de pratiques new age (voir l’analyse de Lisa Aldred publiée en 2000 dans American Indian Quarterly). Néanmoins, au-delà de l’humour, la série souligne l’abandon d’une posture machiste par les hommes qui marchent sur le chemin de la rédemption et Uncle Brownie renonce finalement à ses posters de pin-up dénudées en s’exclamant : « je ne peux pas être un homme meilleur si je conserve ces posters de seins colonisateurs. » Respecter la femme va ici de pair avec le rejet de l’assimilation imposée par les colons blancs.

William Knifeman (Dallas Goldtooth) et Bear (D’Pharaoh Woon-A-Tai). © Shane Brown / FX

L’entreprise de démystification s’étend aussi aux figures féminines rattachées à la spiritualité nord-amérindienne ou tout au moins à celles qui reflètent une vision réductrice, hélas souvent véhiculée par des non-natives. Ainsi, les créateurices se gardent bien de célébrer la femme nourricière, amalgamée avec la divinité Terre Mère, et lorsqu’un personnage féminin se targue d’incarner les valeurs de Mother Earth, c’est pour mieux dénoncer la falsification des pratiques rituelles nord-amérindiennes. Ainsi, dans l’épisode 6 de la saison 2 (Decolonativization), les adolescentes restent dubitatives face aux activités proposées par une « matriarche » à peine plus âgée qu’elles et qui ne cesse de faire référence à Mother Earth. Assaillie de questions, la jeune influenceuse embauchée par l’Indian Health Service est bien forcée de reconnaître qu’elle a grandi dans un environnement non-autochtone. Quant aux exercices censés libérer les jeunes participants de siècles d’oppression blanche, ils sont calqués sur ce que les entreprises proposent à leurs salarié-es pour renforcer l’esprit d’équipe… 

Reservation Dogs va même multiplier les clins d’œil aux films de genre dans l’épisode 8 de la saison 2 (This is where the Plot Thickens) afin de réinscrire la relation des personnages à la terre dans une tradition plus contemporaine. Les méchants de cet épisode farcesque sont membres d’un groupuscule sectaire, les Midstreamers, qui réunit de nombreux notables blancs de la région. Ils se proposent de reconquérir les terres de la réserve et instrumentalisent des poissons-chats qu’ils utilisent comme objets sexuels. Deer Lady, créature mi-biche, mi-femme, mettra en déroute ces suprémacistes blancs. Les scénaristes de la série se sont inspirés de récits oraux à propos de cette divinité commune à de nombreuses tribus des Plaines.

Ella Cara Deloria, née dans la Yankton Sioux Indian Reservation d’un père converti au christianisme, fut l’assistante de Frank Boas. A ce titre, elle recueillit plusieurs récits qui mentionnaient une femme aux pieds de biche. Cet être hybride se montre amicale envers les hommes pour mieux les entraîner à l’écart afin de châtier ceux qui s’avèrent trop entreprenants avec elle. Quand Deer Lady se mue en séductrice, il n’est pas question pour elle d’assouvir son désir sexuel. Son intention est de donner une leçon aux mâles qui maltraitent les femmes. Cette figure de la spiritualité nord-amérindienne est si importante dans l’inconscient collectif des Premières Nations que plusieurs autrices autochtones contemporaines l’ont incorporée dans leurs récits. On songera ainsi à la nouvelle Deer Woman de Paula Gunn Allen et aux romans The Grass Dancer de Susan Power ou Antelope Woman de Louise Erdrich.

Dans la série, Deer Lady est d’abord responsable de la disparition d’un dragueur fumeur de joints, Bunny, qui la prend en autostop, à bord de sa Pontiac Firebird. Dans cet épisode, construit sous la forme d’un flashback en 1984, tout n’est que jeu polysémique. Le prénom du mâle puni renvoie à la copulation (des lapins) tout comme son joyride, mot-valise argotique qui désigne l’utilisation conjointe d’un véhicule volé et de stupéfiants, mais aussi la pénétration d’un vagin par un pénis. La caméra épouse les deux points de vue, d’abord celui du conducteur dont le regard concupiscent suit les courbes voluptueuses de Deer Lady puis celui de la créature vengeresse qui sort une paire de bois de cerf, aiguisés tels une arme, du fond de son sac à main. Un troisième regard, celui de Big, enfant, enrichit la scène. Témoin du manège entre Deer Lady et Bunny, il accourt chez lui quand sa grand-mère lui intime l’ordre de cesser de jouer dehors. Il est sauvé par son respect des consignes et de l’autorité maternelle.

Lors de l’enterrement de sa grand-mère, Deer Lady apparaît à Big pour donner un conseil au petit garçon désemparé. Les paroles de la femme-biche sont à l’origine de sa vocation de policier : « Tu n’es pas mauvais (…) S’il te plaît, reste ainsi (…) Tu vas vouloir commencer à boire, devenir un connard, faire des mômes un peu partout et ne jamais leur rendre visite. Tu sais, un peu comme ton père, mais s’il te plaît, ne fais pas ça. Pense à ta grand-mère, imagine-la avec toi à chaque étape de ta vie. Tu fais ça et tout ira bien pour toi. En résumé, je crois que ce que j’essaie de te dire, c’est soit bon et combat le mal. » La relation entre Big (Zahn McClarnon) et Deer Lady symbolise donc la possibilité d’une entente entre hommes et femmes en dépit des difficultés, du deuil et de la souffrance.

Deer Lady (Kaniehtiio Horn) et un jeune Big. © Shane Brown / FX

L’actrice canadienne qui incarne Deer Lady est Kaniehtiio Horn, fille et sœur de militant.es Mohawks qui avaient été violenté.es par la sûreté du Québec (corps de police provincial du Québec) durant la crise d’Oka en 1990. Un projet d’extension d’un terrain de golf déclencha les hostilités. En effet, les élu-es de la commune d’Oka avaient prévu, sans aucune concertation avec leurs voisin-es amérindien-nes, l’abattage d’arbres d’une forêt que les Mohawks considèrent sacrée en raison du site funéraire à proximité. Un cliché de sa sœur Waneek Horn-Miller, devenue depuis championne de water-polo (elle remporta la médaille d’or aux Jeux panaméricains de 1999), fit le tour des médias canadiens et internationaux le 26 septembre 1990. Alors qu’elle portait dans ses bras Kaniehtiio Horn, âgée de 4 ans à l’époque, Waneek Horn-Miller fut poignardée par un soldat armé d’une baïonnette qui chargea pendant la dispersion des manifestant.es.[2]

Oka, 26 septembre 1990, Waneek Horn-Miller et Kaniehtiio Horn © Ryan Remiorz/Canadian Press.

D’après l’Indian Law Ressource Center, 96% des agresseurs de femmes amérindiennes sont Non-amérindiens. Si le président Obama a promulgué le Violence Against Women Reauthorization Act (VAWA) le 7 mars 2013, trop de tribus manquent encore de moyens financiers et administratifs pour faire appliquer cette loi et poursuivre en justice les hommes ayant violenté leurs victimes amérindiennes. Reservation Dogs tente avec fantaisie d’alerter sur la violence faite aux femmes amérindiennes et sur l’absence de justice pénale et réparatrice en mettant en scène une femme vengeresse aux pouvoirs magiques, interprétée par une actrice elle-même victime de violence machiste et d’arbitraire dans son enfance. L’épisode 9 de la saison 2 (Offerings) insistera un peu plus sur les limites du modèle de soignante endossé par les femmes matures de la série. Hokti, la mère de Daniel, purge une peine de prison et surprend sa nièce, Willie Jack, avec cet avertissement : « Tu ne peux aider une personne qui refuse de l’aide. » Cette ancienne guérisseuse a compris qu’il est temps pour Willie Jack, Elora et Jackie de surmonter le traumatisme historique et d’aller de l’avant.

Reservation Dogs est une série qui marque un tournant dans la représentation des Amérindien-ne-s à l’écran. Si elle participe à un phénomène international de visibilisation et de reconnaissance des peuples autochtones dans le milieu de la production audiovisuelle (on songera ainsi à une autre série TV, Firebite – 2021-2022, Warwick Thornton – réalisée et jouée par des aborigènes d’Australie), la série se démarque par ses héroïnes fortes et ses scenarii intelligents et non-misérabilistes. Refusant de se faire l’écho de tropes réducteurs à la fois d’un point de vue genré et culturel (le sage ou l’honorable guerrier des Plaines, la femme amérindienne nourricière), Reservation Dogs propose une vision complexe d’une jeunesse multiple, où les adolescent-es autochtones sont désireux/ses de faire leurs propres choix, à l’image du parcours des nombreuses réalisatrices et scénaristes amérindiennes (certaines queer et trans) qui ont participé à ce projet singulier telles qu’Erica Tremblay, Kawennáhere Devery Jacobs, Tazbah Rose Chavez et Sydney Freeland.


[1] « Alcohol use among Native Americans compared to whites: Examining the veracity of the ‘Native American elevated alcohol consumption’ belief », J. Cunningham, T. A. Solomon, M. L. Muramoto, Drug and Alcohol Dependence, Volume 160, mars 2016, p. 65-75.

[2] Voir le documentaire d’Alanis Obomsawin réalisé en 1993 : Kanehsatake: 270 Years of Resistance. National Film Board of Canada. A découvrir gratuitement en ligne : https://www.nfb.ca/film/kanehsatake_270_years_of_resistance/

Publié par

Nausica Zaballos a soutenu une thèse sur l’histoire de la médecine en territoire navajo en 2007. Elle est l’autrice, entre autres livres et articles sur l'ouest américain, de Contes navajos du Grand-Père Benally (éditions Goater, 2017).

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