Qu’est-ce que le féminisme intersectionnel ? Pourquoi est-il nécessaire ? Comment le mettre en œuvre ? Ce sont les trois grands axes développés dans ce texte, traduit d’un article initialement paru sur EverydayFeminism.com, un site créé en 2012 aux États-Unis se présentant comme une « plateforme de libération sociale et personnelle ».
Note : La traduction a été réalisée bénévolement par des Ourses à plumes et ne se veut pas une traduction professionnelle. Elle peut donc contenir certaines imprécisions et nous nous en excusons d'avance. Nous avons toutefois fait de notre mieux pour retranscrire le texte d'origine, mais n’hésitez pas à nous signaler des erreurs si vous en repérez. Les mots ont été féminisés par rapport à la version d’origine.
Lorsqu’Annie Lennox, la chanteuse légendaire du groupe écossais Eurythmics, a récemment déclaré que Beyoncé n’était pas féministe en affirmant « Ecoutez, le twerk, ce n’est pas du féminisme ! », elle s’établit fermement comme représentante du féminisme blanc.
Mais qu’est-ce que le « féminisme blanc » ? Laissons Cate de BattyMamzelle le définir pour vous :
« Le féminisme blanc est un ensemble de convictions qui permet d’exclure certaines questions qui touchent particulièrement les femmes de couleur. C’est un féminisme « taille unique », où les femmes blanches de classe moyenne sont le modèle auquel les autres doivent se conformer. C’est une méthode de mise en pratique du féminisme, non pas une accusation contre chaque féministe blanche individuelle, en tout temps et tout lieu. »

Maintenant, Lennox ne se perçoit probablement pas comme une féministe blanche, mais en qualifiant le féminisme et les idées exprimées par Beyoncé de « dérangeant-e-s », « relevant de l’exploitation commerciale » et « troublant-e-s », elle exprime une politique dont on sait qu’elle est prônée par beaucoup de féministes blanches : « Le féminisme doit ressembler à ce que l’on veut qu’il ressemble, ou alors ce n’est pas du féminisme ».
Ce n’est généralement pas dit aussi ouvertement, et la plupart des féministes blanches démentiraient que c’est ce qui est dit ou fait, mais vous pouvez le remarquer dans des commentaires plus subtils comme : « Pourquoi devez-vous nous diviser en abordant la question de la race ? » ou bien encore « Est-ce que les femmes trans sont vraiment des femmes ? Il devrait y avoir une distinction. »
Face aux appels pour un féminisme plus intersectionnel, on trouve même des féministes blanches qui soutiennent que le concept même de l’intersectionnalité est purement du jargon académique qui n’a aucune connexion avec le monde réel.
Pourtant l’ironie semble échapper à certaines féministes qui maintiennent ces affirmations alors qu’elles s’opposent farouchement au langage de « l’humanisme » à la place de celui du « féminisme ».
1ère case :
- Pourquoi vous devez appeler ça féminisme ? On mérite tou-te-s l’égalité et je me sens complètement exclu avec ce terme. Vous devriez être « égalistes » ou « humanistes ».
- Parce que la permanente négation des femmes nécessite d’être adressée spécifiquement.
[hoche la tête]
2ème case :
- Pourquoi vous avez besoin du féminisme noir ? Ça devrait juste être du féminisme. Pourquoi vous voulez nous diviser comme ça ?
- Sérieusement ?
Source : Rosalarian
En termes simples, ce ne sont pas celles qui appellent à un féminisme attentif aux questions spécifiques auxquelles elles font face qui créent la division. Ce sont celles d’entre nous qui refusent de reconnaître le besoin d’une éthique intersectionnelle dans le féminisme.
Qu’est-ce que l’intersectionnalité ?
Il est logique de nombreuses façons que celles d’entre nous qui disposent d’un privilège identitaire éprouvent plus de difficultés à inclure dans notre féminisme celles qui sont opprimées. Le privilège se dissimule de celles qui le détiennent, et il est bien plus facile de se focaliser sur les manières dont nous sommes marginalisées ou opprimées.
Mais sans un angle intersectionnel, nos mouvements ne peuvent pas être réellement anti-oppressions, car il est impossible dans les faits, de séparer les différentes oppressions que chaque personne vit. Le racisme concernant les femmes de couleur ne peut pas être séparé de l’oppression de genre qu’elles endurent. Une personne trans ayant un handicap ne peut pas choisir quelle part de son identité a le plus besoin d’être libérée.
Cependant, il y a encore régulièrement des confusions à propos de ce qu’est réellement l’intersectionnalité.
La célèbre universitaire en droit et théoricienne critique de la race, Kimberlé Crenshaw, introduit le terme en 1989 dans un de ses articles « Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire de la doctrine de l’anti-discrimination, de la théorie féministe et des politiques antiracistes ».
Elle constate que les « problèmes d’exclusion » des femmes noires provenant à la fois des courants politiques antiracistes et des théories féministes dominants, « ne peuvent être résolus simplement en incluant les femmes noires dans une structure analytique préétablie. Car l’expérience intersectionnelle est plus forte que la somme du racisme et du sexisme, toute analyse qui ne prend pas en compte l’intersectionnalité ne peut pas aborder de manière satisfaisante la manière particulière dont les femmes noires ont été subordonnées. »
Même si son objectif immédiat est l’intersection de la race et du genre, Crenshaw met en relief dans « Cartographie des marges : intersectionnalité, politiques identitaires et violence contre les femmes de couleur » que son « focus sur les intersections entre race et genre met seulement en avant le besoin de tenir compte des bases multiples de l’identité lorsqu’il s’agit de considérer la manière dont est construit le monde social ».
En résumé, l’intersectionnalité est une structure qui doit s’appliquer à toute forme de travail de justice sociale, un cadre qui reconnaît les aspects identitaires multiples qui enrichissent nos vies et nos expériences et qui aggravent et compliquent oppressions et marginalisations.

On ne peut pas séparer les oppressions multiples, car elles sont vécues et instituées de manière intersectionnelle.
Ainsi, selon les mots de Flavia Dzodan, “Mon féminisme sera intersectionnel ou ce sera de la merde »
Comprendre l’intersectionnalité dans son contexte
Pour mieux comprendre le concept de l’intersectionnalité, jetons un œil à l’une des preuves les plus reprises de l’oppression des femmes : la violence visant les femmes et les jeunes filles.
Les chiffres d’estimations timorées montrent qu’entre 25% et 50% des femmes subissent dans leur vie des violences basées sur le genre (violence sexuelle, violence de la part d’un partenaire intime, harcèlement de rue et autre intimidation).
Mais citer ces chiffres sans détailler les données masque le fait que diverses oppressions composent cette violence.
Par exemple, les femmes (et les hommes) de couleur sont plus sujet-te-s à ce genre de violence que les femmes ou les hommes blancs, et le privilège de la richesse peut aider certaines femmes éviter certaines formes de violences.
Nous découvrons aussi que les femmes bisexuelles sont de loin beaucoup plus touchées que les autres femmes par les violences sexuelles.
Et parmi celles tuées lors d’incidents haineux envers les LGBTQ, 78% étaient des personnes de couleur. Aussi, les personnes transgenres sont 27% plus sujettes aux actes de violences motivés par la haine que les personnes cisgenres.
En bref, toutes les femmes risquent d’être la cible de violences sexistes aux États-Unis, mais certaines le sont beaucoup plus que d’autres.

Et si l’on parle seulement de manière générale de la violence contre les femmes (ou d’autres questions comme les écarts de salaires), on ne règle pas les vraies questions mises en jeu, et de ce fait, on ne peut imaginer des solutions qui démantèlent les oppressions intersectionnelles dont il est question.
D’un point de vue plus personnel cependant, un féminisme sans intersectionnalité nous empêche d’exprimer complètement qui nous sommes ! Un manque d’intersectionnalité mène à l’effacement des personnes et de leurs identités.
En préparant la rédaction de cet article, tou-te-s les deux, en tant qu’auteur-e-s, nous avons reconnu les façons dont les attentes hétéronormatives nous restreignent quant à la possibilité de vivre en dehors d’une attirance et d’un amour binaire. Nous avons tou-te-s les deux découvert que si nous ne sortions effectivement pas avec des personnes qui partageaient le même genre que nous, on attendra de nous qu’on vive et agisse comme hétérosexuel-le-s même si ce n’est pas totalement comme cela que nous nous identifions.
Même dans les espaces féministes et anti-oppressifs, les normes strictes liées au genre définissent tellement d’aspects dans une relation que certaines parts de notre propre identité s’en trouvent effacées.
L’intersectionnalité ce n’est pas seulement confronter plus de problèmes flagrants comme la violence et l’inégalité économique. C’est aussi permettre aux gen-te-s de vivre plus pleinement leur existence et de se faire entendre dans nos mouvements !
Un féminisme profondément inclusif
Une des idées fausses au sujet de l’intersectionnalité c’est qu’elle encourage la division et l’exclusion au sein du mouvement féministe. En incluant la race, la classe, la sexualité et les autres marqueurs d’identité dans les analyses féministes, les féministes intersectionnelles seraient selon certain-e-s coupables d’éroder le mouvement et d’ébranler son unité.
L’ennui avec ce raisonnement c’est qu’un mouvement féminisme taille-unique qui se préoccupe uniquement de la base commune existante entre les femmes, efface plus qu’il n’inclut. Même si toutes les femmes font face au sexisme, seulement une partie des femmes affrontent le sexisme à caractère racial, la trans-misogynie, ou encore le cissexisme.
En faisant abstraction des problèmes auxquels font face certains groupes de femmes pour le maintien d’une unité, on centre le mouvement féministe sur celles qui ont le plus de privilèges et de visibilité. Cela permet à celles qui ponctionnent déjà une place disproportionnée dans le mouvement de donner l’impression qu’elles font de la place aux autres sans pour autant en abandonner elles-mêmes.
Le féminisme taille-unique est au féminisme intersectionnel ce que #AllLivesMatter est à #BlackLivesMatter. La tentative d’inclusion des premi-er-ère-s peut en fait effacer la reconnaissance des derni-er-ère-s d’un problème unique qui affecte d’une façon disproportionnée un groupe spécifique de personnes.
Trois manières de pratiquer l’intersectionnalité dans le féminisme
L’intersectionnalité doit être plus que l’intellectualisation du travail. Elle doit être fondée sur une éthique de la pratique du féminisme qui mélange la théorie critique, comme celle de Kimberlé Crenshaw, et le travail personnel et l’activisme.
Les suggestions suivantes, donc, offrent des méthodes pour réussir à incorporer une éthique intersectionnelle dans notre pratique quotidienne du féminisme.
- L’autoréflexion
L’intersectionnalité exige que nous nous regardions délibérément de l’intérieur – à cet endroit où nous ne comprenons pas et où nous nous sentons interpellées ou même défiées. Nous devons motiver en nous un désir d’apprendre sur des questions et des identités qui ne nous touchent pas personnellement.
Ainsi, continuer le travail difficile de s’interroger sur nos propres privilèges est la clé du féminisme intersectionnel.
On doit dépasser la compréhension théorique du féminisme et enfin examiner la façon dont on traite les gen-te-s dans notre vie de tous les jours.
Dans son travail, par exemple, Jamie a reconnu le besoin d’incorporer une éthique plus intersectionnelle qui rejette plus explicitement l’antisémitisme dans son activisme pro-palestinien et dans son langage, tout autant que le besoin de lutter continuellement pour défaire une socialisation sexiste qui l’empêche d’agir de manière responsable à l’encontre des femmes cis et personnes transgenres.
Si nous ne faisons pas l’effort de nous comprendre nous-mêmes ainsi que nos lacunes et nos failles, notre féminisme ne sera sans doute pas intersectionnel et responsable.
- Décentrer notre point de vue
En tant que féministes, il est important de faire attention au fait que le féminisme est plus que la simple abolition du sexisme, c’est aussi la fin de tous les systèmes de discrimination interconnectés qui affectent différentes femmes de différentes manières.
En tant que personne qui appartient à la classe moyenne, par exemple, Jarune peut aisément passer à côté des problèmes de pauvreté au sein de la communauté noire malgré le fait qu’iel soit au courant des questions de race. De la même manière que les personnes valides ne remarquent pas facilement le validisme, les Blanc-he-s ne font pas attention au racisme, et les personnes cisgenres ne repèrent pas la transphobie.
Les choses que nos privilèges nous permettent de prendre pour acquises sont les raisons pour lesquelles nous avons besoin d’une analyse intersectionnelle afin de vraiment construire un projet féministe inclusif. Sans cela, c’est facile de centrer le féminisme autour de nos propres expériences ou de celles des personnes qui ont déjà le plus de privilèges dans la société.

Donc faites un effort pour éviter de centrer le féminisme autour de vous-même ou des personnes privilégiées. Parce que la société est plus apte à écouter une femme blanche parler de racisme qu’une personne de couleur, par exemple, il est nécessaire que les féministes blanches restent attentives au fait qu’elles ne doivent pas parler à la place ou au nom des personnes de couleur.
Peu importe le travail que vous faites et les privilèges que vous avez, veillez à prendre du recul quand les choses ne vous concernent pas, renseignez-vous sur ce qui ne vous affecte pas, et prêtez attention lorsque quelqu’un parle de son expérience.
- Soyez prêt-e-s à faire des erreurs
Il n’y a pas de place pour le perfectionnisme dans le féminisme. Cela signifie que nous devons être disposées à faire des erreurs et à apprendre de ces dernières dans la démarche de travaux féministes.
Adopter une structure intersectionnelle n’est pas une chose facile. Cela implique de chercher à comprendre des choses qui vous semblent compliquées à assimiler, de ressentir de l’empathie pour celleux qui ne sont pas comme vous, prendre du recul au lieu de parler à la place des autres et vous ouvrir à un haut niveau de responsabilité.
Mais c’est bien mieux d’essayer de faire tout cela et d’échouer plutôt que d’éviter entièrement de faire un effort. Quand une personne ne fait pas d’effort pour devenir intersectionnelle, elle rejette l’expérience vécue des autres au profit de ses propres croyances, devient défensive lorsqu’elle se fait rappeler à l’ordre et se plaint que les autres sont trop politiquement correct-e-s ou sensibles.
C’est moins constructif d’éviter les erreurs et de s’horripiler à chaque critique que d’être ouvert-e à l’apprentissage, à l’évolution et à l’autocorrection en tant que processus continu. Alors, lorsqu’inévitablement vous faites des erreurs ou êtes rappellé-e à l’ordre sur un sujet, la manière dont vous répondez compte.
Lorsque les gens se rappellent à l’ordre mutuellement dans un travail de justice sociale, cela peut être un acte d’amour. Il est question de tenir les gen-te-s responsables et d’être sûr-e-s que le travail qu’iels font est à la hauteur de celleux qu’iels sont censé-e-s servir.
Plutôt que de prendre cela pour vous ou d’être sur la défensive, admettez qu’un rappel à l’ordre n’a rien à voir avec une attaque personnelle. Vous pouvez être une personne parfaitement sympathique avec de bonnes intentions et cependant faire quelque chose qui conserve les structures autoritaires en place. Alors, concentrez-vous sur le réajustement de votre comportement plutôt que d’essayer de sauver les apparences ou de vous soustraire à la prise en compte des oppressions systémiques.
Le féminisme n’a pas pour vocation de vous mettre à l’aise
Le féminisme intersectionnel est une chose compliquée. Si vous le faites bien, cela vous stimulera, vous défiera, vous demandera une certaine gymnastique, de la souplesse, et vous placera dans une position inconfortable.
Mais le féminisme n’est pas là pour mettre quiconque à l’aise.
Bien au contraire, le féminisme intersectionnel devrait mettre tout le monde dans une posture incommodante car on n’évolue et ne progresse jamais lorsqu’on se trouve satisfait-e-s et comblé-e-s. Nous nous développons face aux blessures, dans les luttes, dans l’agitation et la prolongation de notre pensée afin de comprendre quelque chose de nouveau.
La difficulté du féminisme intersectionnel est une difficulté et une gêne qui est censée inspirer le changement.
Donc, nous devons faire preuve de volonté et d’ouverture pour pousser la pensée critique et le travail sur soi nécessaires pour balayer nos privilèges, créer une éthique et un prisme intersectionnels à travers lesquels élaborer notre féminisme.
Le voyage vers l’intersectionnalité est éprouvant. Vous ferez des erreurs ; nous en faisons tou-te-s. Mais si nous voulons faire en sorte que les relations, les communautés, les sociétés s’appuient sur la justice nous devons continuer ce travail.
Jarune Uwujaren est un-e auteurice contributeurice d’Everyday Feminism. Iel est un-e étudiant-e Nigérian-e Américain-e récemment diplômé-e qui va d’un pas difficile vers une carrière dans l’écriture. On peut actuellement trouver Jarune errant autour du métro de Washington DC avec un téléphone ou un ordinateur pas loin. S’iel n’est pas en train d’écrire pour soi ou pour l’argent, Jarune aime la nourriture, l’air frais, les bons livres, le dessin, la poésie et la SF. Jamie Utt est un auteur contributeur d’Everyday Feminism. Il est le fondateur et le directeur de l’éducation de CivilSchools, un programme étendu de prévention du harcèlement, il est aussi consultant en diversité et inclusion, ainsi qu’un éducateur de prévention de la violence sexuelle basé à Minneapolis, MN. Il habite avec sa-on partenaire amoureuxse et son chien fantastique. Il poste chaque semaine sur Change from Within.
Traduit par : Ana, Ourse Printanière, Petite Ourse Brune.
2 commentaires sur « Pourquoi notre féminisme doit-il être intersectionnel ? (Et 3 façons de le pratiquer) »