Ouvrir la voix : « comment le sexisme nourrit le racisme et inversement »

Le documentaire afroféministe « Ouvrir la voix » d’Amandine Gay sort ce 11 octobre 2017 en France. La réalisatrice militante a accepté de répondre aux questions des Ourses à plumes.

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Pourquoi avoir réalisé ce film ?

Amandine Gay : « Tout d’abord il y avait ma frustration de comédienne, je me retrouvais tout le temps dans des rôles stéréotypés, entre la banlieue délinquante ou la vision tragique. Jamais dans quelque chose de banal ou mélioratif, dans les comédies c’étaient des rôles caricaturaux. On vous demande par exemple durant le casting de faire l’accent antillais…

Je ressentais le besoin de représenter les femmes noires autrement, telles que moi je les connais et que je ne retrouvais jamais sur les écrans français. L’envie de réaliser mon propre film, déjà présente, est devenue de plus en plus pressante. Mes projets d’auteure de fiction n’aboutissant jamais à cause des producteurs, j’ai décidé de me lancer dans un projet réalisable avec peu de moyens : un documentaire à l’équipe très réduite de trois personnes. »

Pourquoi avoir centré votre documentaires sur les femmes noires et pas sur les Noir-e-s en général ?

« J’avais envie de parler de l’articulation entre racisme et sexisme qui est très peu montrée en France. Nous ne sommes pas un grand bloc uniforme, il y a des hommes et des femmes et même j’espère qu’un jour on arrivera à trouver des représentations des personnes trans et non-binaires…

« comment le sexisme nourrit le racisme et inversement »

Nous sommes dans une société patriarcale, et donc pour les femmes noires se joue l’articulation entre racisme et sexisme, ainsi que toutes les autres thématiques abordées dans le film (la religion, l’orientation sexuelle…). J’avais envie de montrer cette spécificité et les questions qui en découlent : qu’est-ce que cela veut dire être femme et noire, pourquoi c’est indissociable et pourquoi cela crée des enjeux spécifiques dans les deux communautés, comment le sexisme nourrit le racisme et inversement. »

Être noire, femme et lesbienne ou bi, c’est déjà militer ?

« C’est ne pas avoir le choix de se politiser ou non. On a besoin des termes pour nommer ce qui nous arrive : la racisation pour moi ce n’est pas un concept, c’est ma vie ! On se pose des questions, pourquoi à compétences et à actions égales, on ne m’embauche pas ? Pourquoi c’est moi qui me fait arrêter quand mes copines blanches fraudent en passant avec mon pass navigo ? Il n’y a pas d’explication en dehors du fait que je sois noire. J’ai évolué dans des milieux très blancs, donc j’ai vu une différence constante. Quand on subit de la violence on a besoin de la comprendre, et se politiser permet ça.

Au-delà de l’homophobie, les femmes noires lesbiennes sont surtout victimes d’une invisibilisation totale. On est au stade où l’homosexualité des femmes noires n’est même pas thématisée. Quand j’interviens dans les collèges, c’est le volet sur l’orientation sexuelle qui étonne le plus les élèves.

« les femmes noires lesbiennes sont victimes d’une invisibilisation totale »

Bien entendu il y a chez les Noires des lesbiennes, des bies, des pans… C’est une forme d’homophobie de dire que cela n’existe pas chez nous, c’est une façon de déplacer le sujet et de culpabiliser les personnes homosexuelles en mode : « t’as tellement voulu t’intégrer que t’as chopé les maladie des blancs ». Alors que les Blancs ont plutôt amené en Afrique et dans les Caraïbes l’hétéronormativité sexuelle : les lois anti-sodomie ont été mises en place par l’État français un peu partout, cela n’existait pas avant. Les pratiques homosexuelles n’ont pas attendu la colonisation pour se développer et si ça se trouve elles étaient bien plus libres avant ! »

Dans votre film, vous parlez des clichés sur les femmes noires, assimilées à des objets (on touche leurs cheveux, les considère comme des “expériences” sexuelles…), cette banalisation du racisme en 2017 est inquiétante… Est-ce qu’il y a des éléments qui peuvent l’expliquer ?

« Je pense qu’il y a un gros problème d’éducation et un continuum colonial. Les cartes postales coloniales, l’époque des zoos humains, les violences sexuelles que les femmes noires ont vécues à l’époque de l’esclavage, les expériences gynécologiques sur les femmes esclaves qui ont fondé toute la gynécologie moderne, la privation de leurs propres enfants et le statut d’objet dans le Code Noir. Toutes ces représentations ont un coût et des conséquences dans nos communautés mais aussi dans le groupe majoritaire avec toute la question de “la déshumanisation de l’autre c’est la déshumanisation de soi”.

« l’ignorance de l’histoire et la dissonance cognitive »

Ces images perdurent à cause de l’ignorance de l’histoire telle qu’elle s’est déroulée. A cette ignorance, s’ajoute une dissonance cognitive. Certain-e-s ami-e-s blanc-he-s redécouvrent le racisme à chaque fois que je leur en parle… On oublie sur le champ ce qui va à l’encontre de sa mythologie personnelle. C’est un problème d’éducation nationale, mais aussi d’un manque de matériel culturel et de représentations à plusieurs niveaux. »

Un volet est consacré au communautarisme dans votre documentaire, pourquoi était-ce important ?

« Le communautarisme est déjà institutionnalisé en France : la mairie de Paris finance des événements non-mixtes comme Cinéffable (festival de cinéma lesbien et féministe non-mixte) et soutient la Maison des femmes qui est un espace non-mixte.

La non-mixité est donc institutionnalisée mais sur les thématiques qui sont considérées comme légitimes… Pour les non-blanc-he-s ce n’est pas le cas. Historiquement, les ouvriers n’avaient pas le droit de se réunir, et les esclaves non plus. Aujourd’hui il est légal pour les ouvriers/ouvrières de se réunir sans leur patron, pourquoi alors n’est-il pas encore accepté socialement que des femmes noires puissent se retrouver un week-end pour parler de leurs problématiques ?

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Une des femmes interviewées défend la cause des mamans voilées. ©

Les clubs non-mixtes de grands bourgeois blancs dans Paris cela ne dérange personne… c’est donc un rapport de pouvoir politique et économique. Si les riches et puissants ont le droit de se retrouver entre eux pour boire du bon cognac et fumer des cigares, est-ce que nous on pourrait pas avoir le droit de se retrouver entre nous pour parler de nos cheveux dans un hangar mal chauffé ?! »

Pourquoi avoir nommé votre film “Ouvrir la voix” ?

« Au départ je l’avais appelé “Nous sommes la somme de différences”, ce qui m’intéressait c’était de montrer la pluralité dans les femmes noires. Après le début des pré-entretiens, je me suis rendu compte que de nombreuses personnes voulaient témoigner, parler, je n’avais pas prévu qu’il y en aurait autant ! En discutant avec elles, la question de la confiscation de la parole est souvent revenue. C’était donc important que le titre reflète cette histoire de la parole. Je n’ai d’ailleurs pas utilisé de voix-off, pour ne pas les surplomber, c’est filmé comme une conversation entre femmes noires, avec un cadrage serré sur leurs visages.

Avec ce film, je ne voulais pas non plus tomber dans une nouvelle forme d’existentialisme, cela n’a pas une valeur d’exhaustivité. C’est aussi pour cela que cela commence et finit de façon aussi abrupte, c’est comme un extrait de conversation, ça aurait pu commencer à un autre moment et peut continuer après. Pour moi ce film c’est l’ouverture vers un chemin en espérant qu’il y aura plus de réalisatrices noires, plus de représentations, mais aussi qu’il suscite des vocations quelles qu’elles soient. Quand on libère la parole, il y a quelque chose de pionnier, il faut que des gens prennent des risques pour que les suivantes aient plus de liberté. Ce film restera une archive importante pour notre communauté, qui en manque. »

Pensez-vous que le succès de votre film soit lié à une libération de la parole ?

« En 2014, j’écrivais pour Slate, en déclarant que l’antiracisme commence avec la déconstruction du privilège blanc, j’ai pu, comme d’autres, commencer un travail d’éducation populaire du grand public, qui dépasse la sphère des blogs. Ensuite, il y a eu aussi la création de MWASI… Les termes « blanchité », « racisé », « afroféministe », sont passés dans l’espace public désormais.

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Dans « Ouvrir la voix », chaque femme raconte sa première confrontation au racisme, souvent enfant. ©

C’est parce qu’il y a eu le développement d’un discours de fond, pédagogique, pendant plusieurs années que le film sort aujourd’hui dans un contexte favorable. Si j’avais réussi à faire ce film rapidement, peut-être que cela aurait eu moins de retentissement parce que les gens n’auraient pas su de quoi on parlait. La mobilisation – amplifiée par le durcissement des politiques (sécuritaire, économique…) – donne une visibilité importante au film. »

Cette mobilisation est-elle un espoir ?

« A court terme, je ne crois pas qu’un changement institutionnel soit possible… Il y a déjà eu des moments de grandes conversations dans la société française, sur la mixité française, le genre, etc., cela n’a rien donné. Les grands discours sont peu suivis d’actes.

Je me pose la même question pour mon film : est-ce que la couverture médiatique va changer des choses dans le milieu du cinéma ? »

A quels problèmes vous êtes-vous heurtée pour produire votre film ?

« J’ai commencé son écriture en 2013, le projet a mis du temps à aboutir car le film est autoproduit. Le tournage s’est terminé en décembre 2014, le montage en août 2016.

Il a fallu sans cesse acquérir de nouvelles compétences : auteure, réalisatrice, productrice… Nous n’avons pas pu remplir les conditions pour obtenir l’agrément du CNC, qui permet un accès plus facile aux boîtes de production. J’ai donc dû ouvrir ma propre boîte de production. Je suis aussi devenue ma propre distributrice puisque les pourcentages sur les recettes que l’on me proposait étaient indécents ! »

Comment cela se fait qu’il y ait un tel écart entre la réception par le public et celui par le monde du cinéma ?

« Il y a une question de dissonance et de stéréotypes bien ancrés. On me reproche de ne pas avoir montré des femmes issues de milieux populaires, alors qu’en réalité la majorité d’entre elles viennent de la banlieue parisienne et ont des parents qui ont immigré. Ce genre de réactions me fait rire parce que certaines personnes noires, qui s’exprimaient comme nous, ont pu poser ce genre de question. Alors je leur demandais “vos parents à vous, c’est des bourgeois ? Non ? Alors pourquoi vous pensez que des filles qui vous ressemblent ont un autre parcours que le vôtre ?”. Il y a un tel cliché qu’on finit par intérioriser cette idée que ce qu’on fait n’intéresse personne, ou qu’on est la “Noire d’Exception”.

Pour ce milieu du cinéma endogame, il est très difficile d’imaginer la communauté afro autrement. Illes pensent que les Noir-es n’ont pas d’argent pour une place de ciné et n’iront pas voir le film. Mes avant-premières ont pourtant prouvées le contraire : illes achètent même mes goodies ! Et mon crowfunding a permis de récolter 17.000 €. »

Propos recueillis par AmélieWa et Ourse Malléchée

Pour consulter les dates et les salles où le documentaire est diffusé :
La page Facebook du film // Le site Internet dédié au film.

 

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Journaliste, cette ourse adore écrire sur les thématiques qui lui tiennent à coeur : discriminations, santé, féminisme, luttes… De formation littéraire, c’est une droguée de lecture et d’écriture, mais aussi une militante féministe et politique à ses heures perdues (ou gagnées !). Cette ourse est une gourmande qui ne résiste jamais à un chocolat, ou à un pot de miel… Curieuse de tout, elle traîne ses pattes sur les réseaux sociaux à la recherche de la moindre info. Taquine, elle aime embêter les autres ourses. Elle est aussi connue pour ses grognements et son caractère persévérant. Elle ne lâche rien.

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