Notre corps, nous-mêmes, est un classique du féminisme – au point que Les Ourses à plumes avaient déjà consacré un article à l’ouvrage, et un autre à son projet de réédition. Ayant reçu notre exemplaire de presse, c’est donc avec impatience que nous l’avons ouvert, à côté de son prestigieux prédécesseur. Le nouveau-né est-il à la hauteur du géant sur lequel il se base ?

On ne va pas jouer le suspense insoutenable, la réponse est claire : oui, absolument !
Une réécriture dans la continuité de la démarche de 1977
Il faut cependant se préparer à ne pas retrouver l’ouvrage d’origine. Déjà, la version française de 1977 de l’ouvrage états-unien paru en 1971 n’était pas une simple traduction mais bien une adaptation au contexte français. Les auteures l’écrivaient « Nous avons pris du recul par rapport au texte original et nous nous sommes permis de le critiquer à partir des acquis du mouvement des femmes en France, qui accorde une plus grande place au contexte social et politique. (…) Nous avons dû aussi adapter entièrement ou partiellement certains chapitres en raison des différences entre la France et les Etats-Unis. » (Préface à l’édition française, Notre Corps, nous-mêmes, 1977).
Lorsque les femmes à l’origine du projet de réédition créent leur crowdfunding pour son financement, elles parlent bien « d’adapter ce livre au contexte actuel », d’« écrire une nouvelle version de ce livre ». Et c’est frappant en comparant les sommaires :
En haut, le sommaire de l’édition de 1977, en bas celui de l’édition 2020
On ne retrouvera donc pas l’aspect historique, parfois nostalgique pour certain-e-s d’entre nous qui ont connu la première version, ce grand format aux pages jaunies, cornées et décousues par les fréquentes consultations.
On passe à une nouvelle génération, et on peut regretter l’absence de réédition telle quelle, de cet ouvrage historique, comme on réédite sans sourciller d’autres classiques comme Le Deuxième Sexe ou l’Ennemi principal, avec tout au plus des introductions, préfaces et autres postfaces.
On peut regretter aussi, d’ailleurs, l’absence d’édition en France de la version états-unienne d’origine, restée inconnue même des lectrices de la première heure.
Un contenu remis à neuf, dans le respect de l’esprit du livre
Mais l’objectif de l’ouvrage d’origine, dans sa version états-unienne ou française, est bien présent. Si le contenu a été parfois développé, parfois synthétisé, les chapitres réorganisés et enrichis, l’objectif reste le même : fournir aux femmes – plutôt cisgenres et dyadiques, malgré les efforts plus marqués de cette nouvelle édition vers plus d’inclusion – et aux personnes assignées telles, une sorte de manuel, clés en main, sur une série de questions importantes.
On retrouve donc avec plaisir les planches anatomiques, les témoignages à la première personne, les considérations sociologiques et les affirmations militantes au droit à disposer de son corps: l’ADN de Notre corps, nous-mêmes est bien là.
On accueille avec plaisir un nouveau chapitre sur les identités de genre, une pleine page sur l’intersexuation, et la dissémination à travers l’ouvrage, contrairement à un chapitre dédié dans l’ouvrage de 1977, de témoignages non hétérosexuels.
Sur le reste, il faut constater que de larges pans restent d’actualité comme les explications sur les normes, la sexualité, la santé, les violences, ce dernier chapitre faisant l’objet d’un enrichissement bienvenu sur le continuum et la diversité des violences auxquelles les femmes sont exposées.
Un nouvel ouvrage qui vise à tenir sur la durée
L’ouvrage fait aussi la part belle aux références extérieures, avec des encadrés de ressources web et bibliographiques et la valorisation de différents collectifs. Si certains passages évoquent des lois, exposées au changement, il permet ainsi de rester ouvert sur des ressources potentiellement mieux actualisées et qui viennent compléter des chapitres nécessairement limités.
Avec plus de 3 ans de travail, et des rencontres avec plus de 400 femmes (majoritairement cisgenres) « ainsi que quelques hommes trans et personnes non binaires », l’ouvrage de 2020 réussit le tour de force d’une refonte complète de son prédécesseur, en y ajoutant près de 150 pages (passant de 240 à 383 pages), un index très utile, et deux cahiers, l’un anatomique, l’autre sur les règles et la ménopause. Si on retrouve l' »esprit » Notre corps, nous-mêmes, il s’agit donc d’un ouvrage original, un manuel très complet qui devrait se trouver dans tous les foyers pour que chaque personne concernée puisse mieux se comprendre et prendre soin d’elle-même, et pour que chaque personne qui ne l’est pas se forme sur le sujet !
Terminons avec les mots du collectif d’écriture de la version de 1977, qui viennent déjà valider le travail immense fourni pour cette réédition :
« Nous aimerions que ce livre donne envie à d’autres femmes de continuer. Il n’est pas fini. Chaque chapitre aurait pu faire l’objet d’un ouvrage à lui tout seul. Il n’est pas complet. Il y a des problèmes dont nous aurions aimé parler, parce qu’ils nous concernent aussi, en tant que femmes : les enfants, le travail salarié, et aussi la prostitution, la folie, l’alcoolisme, les prisons… Mais il a fallu se limiter.
Ce livre est issu du mouvement des femmes aux Etats-Unis, mais il est aussi l’expression du mouvement des femmes en France; c’est un instrument qui se veut ouvert.
Vous qui le lisez, vous pouvez, vous devez le compléter, le critiquer ; c’est pour cela qu’il y a des pages blanches à la fin du livre. N’hésitez pas à faire comme les femmes américaines, utilisez-le dans vos lycées, vos facultés, vos lieux de travail, vos quartiers… » (Préface à l’édition française, Notre Corps, nous-mêmes, 1977).
Sur le choix du terme « femmes » :
« Nous avons finalement décidé d’utiliser le mot « femme », parce qu’il est lié à l’histoire de ce livre, mais aussi parce qu’il compte pour nous et que nous identifions comme une catégorie sociale et politique. Par ce mot, nous entendons celles qui se reconnaissent comme femmes, qu’elles soient cisgenres ou transgenres. Mais notre souhait est également que les personnes trans, non binaires et queer puissent trouver dans ce livre des informations utiles.
Nous ne pouvons pas parler à la place des personnes trans, de leurs expériences intimes et de leurs combats. Mais nous ne voulons pas non plus participer à l’invisibilisation de leurs corps et de leurs luttes. C’est pourquoi nous avons choisi d’intégrer des témoignages de personnes trans dans l’ensemble du livre. Nous ne prétendons pas que cet ouvrage puisse répondre aux attentes des personnes trans – aux Etats-Unis, il existe par exemple le livre Trans Bodies, Trans Selves (Oxford University Press, 2014) » Préface à l’édition 2020.
2 commentaires sur « « Notre corps, nous-mêmes »: plus qu’une réédition, une réécriture magistrale et nécessaire »