Pour cette chronique, j’avais envie de vous parler d’un ouvrage qui a une place particulière dans mon cœur et dans ma formation féministe. Cet ouvrage, c’est Notre corps, nous-mêmes. Vous vous dites peut-être que ça vous évoque une de nos rubriques, et c’est exact. La version originale du titre était bien au pluriel : « Our bodies, ourselves », et cela nous convient mieux aujourd’hui, parce que ça n’a pas la portée universalisante de la version française.

Ce livre est important pour moi à plusieurs niveaux. Le premier, c’est qu’il a toujours été dans notre bibliothèque familiale. Ma mère, féministe de la seconde vague née en 1957, l’a probablement acheté à l’époque de sa parution française, soit en 1977. C’est toujours émouvant de l’imaginer à 20 ans choisir ce livre et tout l’engagement qui l’entourait. Les photos des femmes dans le livre ressemblent à ses photos de jeunesse, et me semblent donc familières. Elle n’est plus parmi nous et je ne peux l’interroger sur les circonstances de cet acte. Mais je sais qu’à l’époque cette parution a fait beaucoup de bruit – au moment de la traduction, le livre en était à sa troisième édition et un million d’exemplaires vendus aux États-Unis, et l’état du livre démontre ses fréquentes consultations.

C’est encore dans ce livre que notre mère nous montrait, à mes sœurs et moi-même encore adolescentes – et bien embarrassées – les planches anatomiques de nos parties génitales, de la vulve au système reproductif complet. Elle nous montrait en particulier où était le clitoris, en nous expliquant son importance – bénie soit sa mémoire. Quant au chapitre « En France, on nous appelle des gouines », écrit en non-mixité lesbienne par un collectif spécifique – c’est devenu un jalon important dans ma compréhension de la mémoire de notre communauté.
Ce livre, aujourd’hui, n’est pas au repos ; il est toujours dans ma bibliothèque et je le consulte et le montre à de nombreuses amies. S’il était encore édité, je l’offrirais probablement à toutes mes amies et camarades. Est-ce à dire qu’il n’a pas vieilli ? Bien sûr que si. Les techniques de contraception décrites ont évolué, comme celles de l’IVG. Les études sur la sexualité sont celles de Masters et Johnson, qui ont été largement complétées depuis. Et surtout, on n’écrirait pas un tel livre ainsi aujourd’hui. Des pans importants manquent, comme l’étude du traitement différencié des corps selon des critères racistes, ou l’inclusion des conditions particulières des personnes en situation de handicap, des personnes trans ou intersexes.
Mais « Notre corps, nous-mêmes » reste un incontournable.
D’abord, par son ampleur. En 240 pages, sont traitées l’anatomie, la sexualité (incluant la masturbation), les situations conjugales et le célibat, le lesbianisme, la nutrition, le sport, le viol et l’autodéfense, les maladies vénériennes, la contraception et l’avortement, la maternité (grossesse, accouchement, retour de couches), la ménopause, le rapport des femmes au corps médical, l’hygiène, le cancer du sein et l’hystérectomie, et se termine par « S’entraider et s’organiser ».

Ensuite par son processus de création, qui se ressent dans l’écriture. Né d’un « groupe de conscience », cellule de base du féminisme deuxième vague aux États-Unis comme en France, le « collectif de Boston pour la santé des femmes » a choisi en 1969 (soit très tôt dans le mouvement des femmes !) de coucher par écrit le résultat de discussions en son sein, de recherches médicales et scientifiques qu’elles ont effectué, mais aussi le produit de cours qu’elles ont donné dans des écoles, des maternités, des églises… Cela se traduit par de très nombreux témoignages individuels, qui donnent au livre une tonalité particulière, ce phénomène de libération de la parole bien connu en non-mixité, où l’on réalise soudainement que ces problèmes, ces questionnements, ne sont pas des difficultés individuelles mais bien systémiques et collectives. Les photos de femmes nues, non retouchées, jusqu’aux photos d’accouchement en gros plan, répondent aux interrogations et aux complexes dans lesquels nous grandissons.
Enfin la traduction, effectuée par un groupe de femmes françaises, est doublée d’un vaste effort éditorial, avec des bibliographies francophones dont beaucoup de titres sont toujours aujourd’hui des références, et d’une adaptation chaque fois que nécessaire au contexte français, notamment en réintroduisant des dimensions politiques et économiques. Ce travail a duré deux ans, et la préface française explique les difficultés linguistiques et culturelles auxquelles les traductrices se sont heurtées.

Cette préface française se termine ainsi : « Ce livre est issu du mouvement des femmes aux Etats-Unis, mais il est aussi l’expression du mouvement des femmes en France ; c’est un instrument, qui se veut ouvert. Vous qui le lisez, vous pouvez, vous devez le compléter, le critiquer ; c’est pour cela qu’il y a des pages blanches à la fin du livre. N’hésitez pas à faire comme les femmes américaines, utilisez-le dans vos lycées, vos facultés, vos lieux de travail, vos quartiers… »
N’aurions-nous pas besoin, aujourd’hui, d’un tel livre-outil ?
Cet ouvrage est disponible au Centre de documentation du Planning familial : 4, square St Irénée 75011 Paris (Métro : ligne 9 – Saint Ambroise).
Le Centre de documentation du Planning Familial est ouvert à tous et toutes, militant-e-s, bénévoles, journalistes, étudiant-e-s, particuliers… pour des recherches ou des informations personnelles : lundi, mardi, jeudi et vendredi de 14h à 17h30 (fermetures exceptionnelles : Les lundis 13 et 27 juillet, 3 10 et 17 août, le vendredi 14, mardi 18 et le jeudi 20 août).