« L’amour et la violence » : exposition à la MPAA Bréguet (Paris 11ème)

Collage inclus dans l’exposition, © Clara Joubert

Du 15 juin au 3 juillet 2020, la Maison des Pratiques Artistiques Amateurs de Bréguet vous accueille pour une exposition intitulée « L’amour et la violence », réalisée par le collectif Corps, Genre, Arts de l’association EFiGiES, regroupement de jeunes chercheur-se-s en études de genres et sexualités. Cette exposition explore la construction de l’imaginaire liant amour et violence et la soumission des personnes dominées dans le système hétéropatriarcal au regard masculin scrutateur et destructeur.

L’exposition regroupe 15 oeuvres créées par 17 artistes. Si les techniques artistiques sont variées (collages, sculptures, vidéos, dessin, installations…), les oeuvres sont étroitement liées et se répondent : se mêlent exploration de la violence au sein des relations amoureuses et interrogations des moyens de la déconstruire, à travers la subversion d’un imaginaire collectif déconstruit et réapproprié.

Le premier aspect fondamental de l’exposition est le jeu sur l’intericonicité*, dévoilant la construction de représentations canoniques associant amour et violence. Ainsi, Clara Fierfort reprend les Métamorphoses d’Ovide et en tire quatre dessins organisés en aplats de couleur, explorant la culture du viol et l’esthétisation d’une violence romancée trop souvent confondue avec l’expression d’un amour intense. On retrouve dans la fresque de Marie Serisier et Zoé Lambs des extraits d’Othello, de la nouvelle Seher de Selahttin Demirtas, ainsi qu’une référence implicite à la tapisserie de Bayeux, oeuvre du XIème siècle, relatant la conquête de l’Angleterre. En effet, c’est une autre histoire de la violence qui nous est présentée ici : celle des crimes d’honneur, certains étant racontés sur la fresque. La fresque évoque également la notion de nécropolitique, théorisée par le penseur camerounais Achille Mbembe, selon laquelle la souveraineté d’une communauté sur une autre s’exprime par le droit de vie et de mort sur elle. Abirami Rasiah propose un ensemble d’illustrations articulées autour du cinéma tamoul et du topos de la femme dominée dans le cinéma « kollywoodien ». Rasiah interroge sa propre construction à travers une citation de sa mère (« Derrière toute colère il y a de l’amour. La vie, c’est une question de respect et de soumissions. »). L’installation de Paula Petit invoque Annie Ernaux, par son nom d’abord, « La femme gelée », titre d’une des oeuvres d’Ernaux ; par ses thèmes ensuite, la violence sourde présente dans le mariage hétérosexuel, et l’histoire collective des femmes, concept chère à l’autrice. La nappe brodée des initiales de Petit évoque le trousseau de mariage, et les vidéos jouent sur l’imagerie domestique : le tapis, centre du foyer sous lequel on cache la poussière et métaphoriquement les secrets familiaux ; la vaisselle, tâche domestique créatrice d’un espace en non-mixité et ainsi, paradoxalement, d’un safe space**… Laure Saffroy-Lepesqueur propose elle une réinvention de l’imagerie chrétienne qui glorifie la Vierge mais oublie certaines femmes. Prière réécrite, Lexomil, pansements, eau bénite, formulaires de dépôt de plainte sont autant d’éléments jouant sur les symboles chrétiens, entrelaçant références religieuses et allusions aux violences sexistes.

Une fresque d’amour, Zoé Lambs et Marie Serisier © Clara Joubert

La construction de l’imaginaire collectif passe non seulement par des références aux oeuvres du passé, mais également par une réflexion sur le discours public. Le triptyque de collages de Nelly Sanchez se penche sur la question de la jalousie en tant que violence prédatrice assimilée à l’amour. Insérant dans ses collages des images de magazines, Sanchez fait référence à la presse et plus généralement au discours médiatique sur la question de la jalousie, qui contribue à l’euphémisation des violences sexistes : des expressions telles que « drame conjugal » ou « crime passionnel », justifiant la violence par la jalousie, sont souvent utilisées pour qualifier des meurtres. La sculpture de Jade interroge les notions de consentement et d’emprise*** ; on peut observer en s’approchant des larmes sur les joues de la victime. Elle fait également référence à l’imaginaire du loup en questionnant la représentation des agresseurs, souvent présentés comme des animaux, prédateurs, soumis à des pulsions incontrôlables (voir à cet égard la campagne contre le harcèlement dans les transports de la RATP datant de 2018 qui avait fait débat, car elle représentait les agresseurs sous la forme d’animaux sauvages – ours, loups, requins… au lieu d’humains quelconques).

Le loup, sculpture de Jade © Clara Joubert

L’exposition traite en outre des différentes modalités d’expression de la violence. La silenciation, d’abord ; Maud Cazaux propose une installation opposant quatre portraits de femmes (une Lolita, trois victimes de viol) à quatre dessins de bride-bavardes, instruments de torture écossais empêchant les femmes de parler. Les portraits de femmes, floutés, contrastent avec la netteté des dessins de bride-bavardes : est mise en jeu la difficile voire impossible prise de parole des victimes, et des femmes en général. Le regard, et particulièrement le male gaze, occupe également une place fondamentale. L’installation de Géraldine Arlet aborde ainsi la violence du regard scrutateur. La photo d’un corps nu féminin projetée sur des bouts de papiers déchirés traduit une obsession destructrice morcelant le corps féminin. Le dessin de Laure Carré, laissé ouvert à l’interprétation par l’artiste, semble traiter de l’objectification par le regard. On croit avoir affaire à une scène d’amour entre un homme et une femme, mais le corps féminin est morcelé, articulé autour des fesses et des seins. Enfin, l’ambiguïté de la violence est abordée dans l’oeuvre de Clara Fierfort, dans le cadre des relations hétérosexuelles, consenties ou non, à travers une association de dessins et de collages de corps mêlés à des armes et des masques grimaçants. C’est l’ambiguïté des rapports sexuels et leur part de violence qui est interrogée ici. Le film Les nuances de gris de Maëlie Guillerm, quant à lui, croise des témoignages à l’histoire et aux représentations d’Europe, princesse phénicienne de la mythologie grecque. Zeus prit la forme d’un taureau blanc pour la séduire, l’enlève et s’accouple avec elle. A travers ces supports, le film s’intéresse à la zone grise du consentement, question cruciale dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Les témoignages, incarnations modernes d’Europe, évoquent l’envie de séduire ou d’être séduite sans forcément aller plus loin. 

Des yeux sur nos corps, installation de Géraldine Arlet © Clara Joubert

Les trois oeuvres de Pierre-Marie Drapeau-Martin s’intéressent à la question de la violence par le prisme de la temporalité, en examinant la possibilité d’une reconstruction d’une intimité après des violences. Comment retrouver le couple et la confiance ? Son installation place le retour au(x) corps sous le signe de l’attente, de l’espérance et de la joie des retrouvailles.

Cette exposition bouleversante et remarquable de cohérence interroge le pouvoir de l’art, capable de construire une imagerie de la violence mais également de la déconstruire, sans s’affranchir du contexte politique dans lequel il est produit. Des collages féministes sont présents, témoignant de la contemporanéité du débat. Enfin, c’est notre rapport collectif et individuel à la mémoire qui est mis en jeu ; l’installation « La liste des prénoms » d’Oleñka Carrasco présente une liste de victimes de violences. Elle est évolutive et collaborative : un carnet permet d’inscrire les noms des victimes. 

Retrouvez la visite virtuelle ici ainsi que les deux performances qui ont eu lieu lors du vernissage ici

MPAA Bréguet, 17-19 rue Bréguet, 75011 Paris. Du 15 juin au 3 juillet 2020. Entrée libre. Port du masque obligatoire. 

Lexique

* intericonicité : procédé artistique consistant à faire allusion dans une oeuvre nouvelle à une image déjà connue 

** safe space : endroit réservé aux individus marginalisé-e-s et opprimé-e-s afin de se réunir, se soutenir, et partager leur expérience. De tels endroits s’inscrivent dans une démarche d’empowerment des communautés marginalisées qui y sont libres de toute oppression.

*** emprise : domination, manipulation d’une personne sur une autre, qui rend la victime dépendante de son bourreau, sans que celle-ci en soit forcément consciente. L’emprise est une violence psychologique qui isole la victime de son entourage.

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