
« Mister T et moi »[1], le premier roman d’Elisa Rojas, est sorti le 4 novembre 2020 aux éditions Marabout. Ecrit sur le ton de l’humour et du feuilleton amoureux, ce récit n’en n’aborde pas moins un sujet essentiel : celui du validisme. La militante pour les droits des personnes handicapées, notamment connue comme co-fondatrice du CLHEE[2], utilise ici un épisode de sa vie personnelle, sa rencontre en fac de droit avec T, pour démanteler les rouages validistes de notre société.
Elle évoque avec légèreté, mais non sans armes politiques, les impacts de ce validisme dans sa construction identitaire, dans son rapport avec les autres, dans sa non relation amoureuse avec mister T. Et si ce « râteau » n’était que le début d’une grande histoire ? Celle d’une rencontre avec celleux qui se reconnaîtront sûrement dans ce récit… Interview avec l’autrice !
On te connaît pour tes prises de positions politiques mais moins pour des récits personnels, pourquoi as-tu choisi ce format ?
E. R. : « C’était un sujet que je voulais aborder, mais j’ai mis du temps à trouver la forme. Je suis vraiment fatiguée de tout ce qui se dit autour de la vie affective et sexuelle des personnes handicapées donc j’avais vraiment envie d’en faire un premier sujet d’écriture. J’en ai marre qu’on humilie les personnes handicapées sur ce terrain, et notamment les femmes handicapées ! Et cette histoire était parfaite, une fois que j’ai compris comment articuler les choses, c’est allé assez vite au niveau de l’écriture. Par contre j’ai eu plus de mal à trouver une maison d’édition ! Mais j’ai eu beaucoup de chance ! Cela n’est pas si différent de ce que je fais sur mon blog depuis déjà quelques années. Même la lettre sur le Téléthon[3], si on la lit bien, le début ça commence par moi, je raconte mon expérience devant ma télé ! Il y a toujours eu un mélange entre les deux… Le problème c’est qu’en France on oppose expérience à expertise !
En termes de militantisme je ne pouvais pas commencer comme cela sinon on m’aurait enfermée dans cette histoire-là et ce n’est pas certain que j’aurais pu faire exister un livre comme celui-là, on aurait cantonné ça au témoignage, je n’aurais pas eu la même liberté. Du coup j’ai mis ça dans un coin de ma tête…j’ai toujours dit que j’aimais écrire mais il me semblait important d’y aller par étapes et dans un premier temps, d’essayer de créer un espace de parole politique sur le handicap, qui a peut-être existé dans les années 70 mais n’a pas réussi à s’incruster durablement et qu’il a fallu recréer. Je trouvais important de ne pas tomber dans le piège tendu par les journalistes de tout personnaliser, présenter sous l’angle de l’expérience personnelle. Je savais que ça allait nuire à ce qu’on avait à dire politiquement. C’était important de créer d’abord cet espace qui a pu être investi par d’autres personnes, et maintenant j’ai la liberté de faire ce que j’ai envie et de militer d’une autre façon ! Non pas que je pense que ce soit soit l’un soit l’autre, je pense au contraire qu’il faut qu’on se serve de tout ! Et moi j’aime écrire ce genre de récits donc comme je sais que je peux aboutir à une création efficace, j’ai pas envie de me l’interdire. »
Plusieurs livres sont sortis ces derniers temps sur le validisme ou des thèmes connexes : celui de Marina Carlos[4], le mien sur le Crip[5]… Ou même des projets artistiques comme les dessins d’Ary Pamuk[6], que penses-tu de ce nouvel essor ?
« Je trouve ça très positif ! On a besoin de tous les tempéraments et de toutes les formes. De choses qui soient académiques, plus théoriques, mais aussi de choses hyper didactiques et pédagogiques comme le livre de Marina qui est un guide et me paraît bien adapté notamment aux jeunes, aux collèges et aux lycées. L’idée c’est de pousser dans le même sens, ça ne peut être que génial ! C’est la logique : à partir du moment où on a réussi à développer ce discours-là, c’est normal que ça aboutisse à des productions de chacune et c’est complémentaire. »
Peux-tu nous parler d’une action précise de ton parcours qui a marqué ta lutte anti-validiste ? Ta lutte féministe ? Et quels liens fais-tu entre les deux ?
« La lettre sur le Téléthon. J’espérais qu’elle intéresserait les gens mais je pensais pas aussi vite et autant ! Donc pour moi c’était un test… C’était un peu comme une bouteille à la mer ! J’étais étudiante, je voulais voir ce que ça donnait. Ca a très vite dépassé ce que je pouvais imaginer puisque j’ai eu l’occasion, à deux reprises[7], d’exprimer des idées qu’on avait du mal à entendre à cette époque. A ce moment-là je ne pouvais pas vraiment répondre aux sollicitations que j’ai reçu de la part de personnes handicapées parce qu’il fallait que je termine mes études, mais je me suis dit « il faut continuer, clairement ! » C’était exactement ce qu’il fallait faire, je voyais bien les réactions des personnes concernées et c’était la bonne voie. Plusieurs années après, un problème de santé m’a fait revoir mes priorités et comprendre que j’avais perdu de vue cet objectif qui m’intéressait. Je me suis réorganisée pour reprendre tout ça, et c’était pile poil le moment où les réseaux sociaux nous ont permis de nous rencontrer. C’était parfait, je n’étais plus seule ! J’avais trouvé des gens pour qu’on y aille ensemble. A l’université, j’ai été étonnée de voir que, certes j’ai perdu des gens en cours de route qui n’ont jamais voulu comprendre, mais j’ai aussi appris qu’il y avait beaucoup plus de personnes valides qui étaient capables de se remettre en cause, de comprendre ce qu’on était en train de vivre. Je me suis dit que si mon meilleur ami et que certainEs de mes camarades de fac comprenaient c’est qu’il fallait qu’on prenne le temps d’expliquer.
Au niveau féministe, c’est à ce moment-là que j’ai compris ce que voulait dire « être une femme handicapée », deux problématiques qui s’entrecroisent. Par contre c’était de l’ordre de l’expérience et pas de la théorie. Je n’avais aucun support théorique, pas de mots pour qualifier à quoi ça correspondait. Je suis nulle en anglais et sur Internet j’avais trouvé peu de choses donc sur le plan théorique c’est venu plus tard. C’est venu par la présence des féministes sur les réseaux sociaux, quand elles ont elles-mêmes produit des choses, relayé des textes importants. J’ai eu la sensation d’avoir dû reconstituer moi-même la théorie parce que j’étais obligée, sans savoir qu’elle existait déjà ! Je l’ai reconstituée avec ma culture politique de base de gauche, parce que j’ai toujours été politisée, sauf que j’ai eu du mal à faire le parallèle avec ma situation personnelle parce qu’en France il n’y a pas de discours politique sur le handicap. »
Tu cites à la fin de ton livres des noms importants du féminisme : Amandine Gay, Mona Chollet… Comment t’ont-elles aidée dans ton parcours militant, et notamment dans l’écriture de ce livre ?
« Le travail de chacune se nourrit du travail de l’autre, c’est ce qui se passe dans le milieu militant. Je les ai prévenues toutes quand j’ai fini ce livre que j’ai écrit il y a longtemps, il y a trois ans. J’ai mis du temps à trouver une solution pour le publier. Il y a un décalage entre l’écriture et l’aboutissement du projet. Quand j’ai terminé, je savais que je tenais quelque chose et elles m’ont soutenue dans la recherche d’une solution pour faire exister le livre. »
Tu es une membre fondatrice du CLHEE, pourquoi ce collectif ?
« D’un point de vue personnel, cela a tout changé de ne plus me sentir seule et d’avoir un noyau de personnes qui sont totalement sur la même longueur d’ondes et avec qui on peut produire des choses intéressantes. Je suis hyper contente qu’on ait pu faire exister différents sujets et textes de grande qualité. C’est ce qui nous manque en France : du collectif. Tout en sachant que le collectif ça n’est jamais simple, que ça ne peut pas durer éternellement. Il est important que celleux qui nous dirigent, celleux qu’on combat politiquement sachent qu’on est capable de faire du collectif, qu’on est pas toutE seulE dans notre coin à délirer. On est capable de trouver des moyens d’agir ensemble. CertainEs sont entravéEs plus que d’autres pour agir, c’est difficile pour nous parce que nous ne sommes pas touTEs physiquement au même endroit. C’est à la fois intéressant d’être partout en France mais c’est une difficulté réelle. Si on avait un local, qu’on était touTEs dans la même ville, ça aurait créé des dynamiques différentes et on aurait peut-être été plus nombreuxes. On cumule beaucoup de difficultés mais ça ne nous empêche pas de faire ce qu’on a envie de faire quand c’est trop important. Mais encore une fois, ce ne sont pas des choses qui doivent s’exclure les unes des autres : il faut qu’on puisse exister individuellement et collectivement. On ne peut pas exister collectivement si on n’a pas la confiance individuelle. Je n’aurais pas fait le quart de ce que j’ai fait si, à travers l’expérience racontée dans le livre, je n’étais pas passée par ce processus pour me redonner confiance en moi, pour la faire reposer sur des bases solides, pour me dire que j’avais le droit d’être là. Une fois qu’on a cette confiance, c’est plus simple d’agir collectivement. »
Tu écris dans ton livre : « La beauté et sa redéfinition sont un enjeu politique majeur pour toutes les minorités que nous aurions tort de négliger ». Qu’est-ce que cela veut dire pour toi ?
« La caractéristique des systèmes d’oppressions c’est de pousser les gens à l’auto-détestation. Le but c’est qu’on ne s’aime pas, qu’on ne s’accepte pas, qu’on veuille disparaître. Comme nous sommes le problème, disparaître c’est résoudre le problème. Cela a des conséquences dévastatrices en termes de santé mentale. Si on ne veut pas disparaître, l’autre solution c’est de changer, de devenir autre, comment la norme le souhaite pour ne plus avoir de difficultés. C’est se rapprocher des standards. C’est souffrir d’une façon ou d’une autre, et c’est un cercle vicieux qu’il faut briser. Une des solutions que j’ai trouvé c’est de partir de la définition de la beauté. Qu’est-ce qu’il y a derrière ce mot ? Qui en a élaboré la définition ? Pourquoi je me sens exclue ? Rapidement on se rend compte que tous ces mots qui nous broient sont élaborés par le patriarcat, par les hommes, par les personnes valides… Le mot « beauté » ne me dérange pas, ce n’est pas un mot excluant une fois qu’on a compris qui en a donné la définition et qu’on redéfinit les choses. Personne ne peut être excluE de ce mot-là ! »
Tu écris également : « Je pense néanmoins que la conception que nous avons de tout ça, je veux dire de l’amour (…) [ER1] relève grandement de la construction sociale ».
« On pense tous avoir des définitions, des relations, des idées personnelles et originales de l’amour, mais en fait pas du tout ! C’est des définitions culturelles, véhiculées par le cinéma, les livres, la télé, les magazines… On nous vend une certaine conception des relations amoureuses. Il peut y avoir des différences culturelles, ce que je vois par ma double culture, mais de toute façon c’est de la construction, ce n’est pas naturel, c’est des idées qui sont façonnées par la société et on ne s’en rend pas compte. Malheureusement elles sont aux services de celleux qui ont le pouvoir. Une fois qu’on a compris ça, on est libéré et on peut essayer de créer autre chose. »
Un point très intéressant que tu développes c’est « que si de nombreuses féministes dénoncent, à raison, l’hypersexualisation du corps de la femme, elles oublient souvent dans leurs développements le phénomène inverse qui touche les femmes handicapées et asexualise d’autorité leur corps ».
« On n’est jamais représentée en situation de femme adulte, avec ce que cela implique comme le sexe, avec un corps qui a une activitée sexuelle. C’est complexe et pervers comme système car on nous présente comme asexuée, on nous infantilise, on nous cantonne à l’enfance pour que la société ne soit pas confrontée à nos problématiques d’adulte. On ne fait pas partie de la catégorie sociale « femme » mais c’est hyper hypocrite car nous sommes traitées socialement comme des femmes, et les hommes savent nous reconnaître comme des femmes quand il s’agit de nous faire du mal par exemple, de nous agresser, de nous maltraiter, de nous violer… C’est une façon de ne pas nous faire exister, d’ignorer la réalité, de faire en sorte que les personnes valides n’aient pas à s’interroger sur ces questions et à nous envisager comme des êtres sexuées ; ce qui les obligerait à tout remettre en cause et ça serait douloureux ! C’est très difficile et long de comprendre comment cela fonctionne. »
Peux-tu nous parler un peu de la place des réseaux sociaux dans ton militantisme ?
« Cela a été un changement fondamental parce que déjà cela m’a permis de rencontrer d’autres personnes handicapées qui pensaient la même chose que moi. CertainEs d’entre nous ne se seraient peut-être jamais trouvéEs sans les réseaux sociaux. Je ne sais pas comment on aurait fait sans les réseaux sociaux pour créer un collectif comme celui qu’on a créé. C’est vraiment la magie des réseaux sociaux, et en plus ça continue, ça fait boule de neige puisqu’on étend le réseau chaque jour davantage. Pour nous qui avons des difficultés de déplacement, ça change totalement la donne. Cela nous permet aussi d’exister pour les médias puisque c’est sur les réseaux sociaux que les journalistes vont chercher leurs idées de sujets et leurs intervenantEs. On peut rentrer directement en contact avec les journalistes. Je ne sais pas combien d’années il aurait fallu encore sans les réseaux sociaux pour que des mots comme « validisme » puissent émerger dans le milieu militant, et être bientôt utilisés par tout le monde je pense. Pour nous en tant que personnes handicapées, c’est un outil majeur. »
Comment les femmes handicapées peuvent-elles se réapproprier l’espace public ?
« Il faut qu’on continue ce qu’on fait, qu’on se fasse confiance. Tout ça ça existe parce que certaines ont commencé à se faire confiance et à produire. On a toutes un talent, et si on a envie il faut produire. Moi je trouverais génial qu’il y ait plus de BD sur le handicap par exemple, et il y a mille façons de faire passer le message, il faut toutes les utiliser. Et il n’y a qu’en croyant à ce qu’on dit, en notre légitimité, qu’on pourra produire. Il faut arrêter d’attendre que ça vienne de personnes qui ne sont pas concernées et qui ne pourront jamais raconter ce qu’on vit vraiment. C’est impossible car iels n’ont pas cette expérience. Il faut arrêter d’espérer que ça vienne d’elleux et il faut qu’on se lance dans la bataille avec toutes nos productions, quelles qu’elles soient. »
Pour finir, peux-tu nous en dire plus sur cette phrase : « je me suis octroyé le droit de définir moi-même ma propre « féminité ». Si tant est que ce terme ait un sens, ce dont je ne suis plus certaine… »
« C’est aussi une construction donc ça ne veut rien dire, ce qui est féminin et masculin ça ne veut rien dire. Mais vu qu’on est néE là-dedans et qu’on y baigne, quand je parle de féminin on se comprend parce qu’on a la même culture. Ces deux catégories n’ont pas de sens mais elles ont une réalité dans la société. Moi je prends ce qui m’intéresse et le reste je le dégage ! Cela me plaît de me maquiller donc je continuerai à le faire et je m’en fiche que ça ne plaise pas à certaines personnes. En plus, c’est pas forcément si féminin que ça, le maquillage c’est beaucoup plus complexe. Cela n’a pas toujours été genré, il y a une époque où les hommes se maquillaient… Mais j’ai conscience, comme beaucoup d’autres féministes qui s’intéressent à cette question, que c’est construit et qu’il n’y a pas de vrai contenu. Si ça n’intéresse pas certaines femmes de coller à ça, je peux comprendre, vraiment ! »
Propos recueillis par Charlotte Puiseux
[1] https://www.marabout.com/mister-t-moi-9782501138574
[2] Collectif lutes et handicaps pour l’égalité et l’émancipation créé en 2016, http://clhee.org/
[3] https://auxmarchesdupalais.wordpress.com/2013/12/06/telethon-2004/
[4] https://www.marinacarlos.com/livre-book
[5] https://charlottepuiseux.com/store/dictionnaire-crip/
[6] https://arys-psychedelic.jimdosite.com/
[7] Notamment sur le plateau d’Arrêt sur images
[ER1]La citation n’est pas entière. La phrase est plus longue donc j’ai mis (…)
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