À l’occasion de la sortie du podcast documentaire de la série intime & politique de nouvelles écoutes, La fille sur le canapé, nous avons échangé avec Axelle Jah Njiké. Le podcast traite du sujet difficile mais nécessaire des violences intra-familiales sur mineur-e-s. L’autrice, par cette oeuvre documentaire, opère un lien entre la littérature féministe noire et/ou d’afro-descendante pour panser les blessures.

Bonjour Axelle, on te connaît par ton podcast Me My Sexe and I® que tu as crée, anime et produit. Celui-ci nous invite dans l’intimité de femmes noires et fait entendre leurs expériences personnelles. Mais tu es aussi autrice afropéenne, administratrice au sein la Fédération nationale GAMS, créatrice du site Parlons plaisir féminin, et Féministe Païenne comme tu aimes à le préciser. Par tes nombreuses démarches militantes et projets, tu luttes pour rendre accessibles au plus grand nombre des sujets ignorés, en levant de nombreux tabous autour du plaisir féminin et l’intimité des femmes noires.
Aujourd’hui on va échanger autour de la thématique difficile mais nécessaire des violences intrafamiliales sur mineures et le lien que tu opères aves la littérature féministe noire et/ou d’afro-descendante pour panser les blessures.
Pour celleux qui n’auraient pas encore écouté le documentaire, peux-tu nous présenter le projet et aussi te présenter ?
La fille sur le canapé est une série du podcast Intime et Politique de Nouvelles Écoutes. C’est un podcast dont j’ai imaginé la trame et le contenu, qui porte sur les violences sexuelles sur mineures dans le cadre intrafamilial. À travers 6 témoignages d’une fille et de femmes afrodescendantes ainsi que le mien, j’aborde la question hautement taboue des agressions et viols dans l’enfance et l’adolescence au sein des communautés noires.
La fille sur le canapé c’est toi, étant donné que le podcast s’inscrit dans la série : Pourquoi était-ce nécessaire pour toi d’explorer l’intime et le politique ?
J’ai fait ce podcast en tant que fille, femme, citoyenne devenue mère qui a souffert de violences sexuelles et de violences éducatives dans l’enfance. Mais je l’ai aussi fait en tant que femme noire en souhaitant qu’on n’oublie plus dans les conversations autour de cette question de la violence sexuelle, toutes celles qui entrecroisent les oppressions. Les violences sexuelles à l’encontre des enfants et adolescent-e-s font rage dans quasiment toutes les sociétés, sous toutes les latitudes. Les familles afrodescendantes n’échappent pas à la règle. Ces violences, selon moi, disent beaucoup de choses de nos familles et de LA famille en général et de la place de l’enfant, au sein de ces dernières et au sein de nos sociétés, en particulier.
Je voulais aborder la question de l’incroyable vulnérabilité propre aux enfants qui en font des propriétés de leurs parents, et des adultes de leur entourage. Arriver à articuler et parvenir à faire comprendre que les violences sexuelles sur les enfants ne sont pas des questions privées ni personnelles mais renvoient à l’organisation de nos sociétés. C’est à ce titre qu’à mes yeux, l’intime s’imbrique dans le politique.
Pourquoi le choix d’en avoir fait une plateforme de parole pour les femmes qui ont été victimes de violence sexuelle intrafamilale sous la forme d’un documentaire allant plus loin de la singularité de ton histoire ?
La réalité est que les violences sexuelles dans l’enfance concernent aujourd’hui, selon l’OMS, 1 fille sur 5 et 1 garçon sur 13 dans le monde. Fin novembre 2020, un sondage de l’association Face à l’inceste reportait que 6.7 M de Français-e-s auraient été victimes d’inceste. Soit 1 français-e sur 10. Dans de telles proportions, on peut en parler comme d’un véritable fléau. Mon histoire s’inscrit dans un continuum plus vaste, c’était important de prendre mon vécu comme point de départ, mais qu’il s’inscrive dans quelque chose de bien plus vaste. Faire comprendre à partir de mon récit, nos récits cumulés que ces histoires de violences sexuelles touchent des gens que l’on côtoie, et, que tu côtoies, que n’importe quelle auditrice ou auditeur du podcast côtoie. On est très nombreu.x.ses parmi vous. Je ne pouvais pas juste m’en tenir à mon histoire, car c’est bien plus vaste que ça. On parle d’un système, d’une organisation sociétale qui rend possible l’appropriation du corps des enfants de cette façon et celui des jeunes filles en particulier.
Pourquoi la démarche apparaît-elle comme nécessaire maintenant ?
Parce que si la parole sur les violences faites aux femmes adultes est possible, celle sur les violences faites aux enfants ne l’est pas encore suffisamment. Il est temps que l’on cesse de se voiler la face à ce propos. La plupart des viols et des agressions surviennent dans la sphère familiale et non, comme on se plaît encore à le croire, à l’extérieur. Plus la victime est jeune au moment des faits, plus l’agresseur est proche de la victime. Dans 70% des cas, quand l’enfant a moins de 6 ans, l’agression est incestueuse. Aujourd’hui la parole sur les violences conjugales et sexuelles à l’encontre des femmes adultes circule de mieux en mieux dans nos sociétés, notamment grâce à #metoo, mais celles à propos des enfants et des violences qui leur sont faites font encore l’objet d’un immense déni. Étant concernée par cette question, ça me révolte, je ne comprends pas pourquoi il y a deux poids deux mesures. De quoi a-t-on peur collectivement en ne nous saisissant pas de cette question ?
La place de la littérature, comment est-ce qu’elle apparaît comme refuge ? Quand t’en rends-tu compte ?
Comme je le raconte dans le podcast, la littérature des femmes noires m’a permis de nommer les choses. Et la littérature érotique de m’approprier mon corps après l’agression. Pour moi, la lecture et l’écriture concourent à la définition de soi. Lire m’a permis de faire le chemin et d’intégrer ce que j’avais vécu et a permis à mon JE de se construire.
Les extraits littéraires dans le podcast ne sont pas là pour l’habiller. Je voulais offrir deux voies d’entrée aux auditrices et auditeurs ; choisir soit la réalité : écouter les témoignages de celles qui figurent dans le podcast, ou bien choisir la fiction : écouter les extraits littéraires. Ces deux portes d’entrée amènent au même sujet.
Comment as-tu vécu la réception de ton projet par tes adelphes ? et par les personnes extérieures à la communauté (dans le féminisme «mainstream») ?
Je suis très touchée par les messages que je reçois et la confiance que me témoignent celles qui écoutent le podcast, et qui m’écrivent ensuite ce que l’écoute leur a apporté. Je suis très heureuse (et très émue) de permettre ainsi à celles qui écoutent une libération via nos paroles : d’aider à lever le tabou, de donner des pistes pour parler à ses proches, des ami-e-s ou des professionnel.le.s. Les personnes victimes d’agressions et de viols dans l’enfance, qu’elles soient de la communauté noire ou pas, qui nous contactent, me donnent le sentiment que les choses sont en train d’évoluer, durablement. Je me dis qu’on est parvenues, toutes ensemble par nos récits dans ce programme, à leur donner de la force pour se dire qu’à leur tour elles vont pouvoir s’emparer de leur propre narration, et c’est extrêmement gratifiant. Quant à la réception « mainstream », elle est plutôt bonne. Et bienveillante. Il n’y a eu ni malentendus, ni mauvaises interprétations ou interprétations réductives du propos. Jusqu’ici, tout va bien !
Des personnes ont-elles choisi de ne jamais traduire devant la justice leur agresseur ni d’évoquer leur récit dans un tribunal (dans une logique anti-carcérale)?
Dans les messages reçus, effectivement, il y a des personnes qui disent ne pas avoir ressenti le besoin d’entreprendre une démarche judiciaire et qu’elles ne le feront jamais. Mais qu’elles ont choisi d’autres outils de réparations, en choisissant de ne plus côtoyer du tout l’agresseur dans le cadre familial, tout en tenant à ce que leur entourage sache expressément pourquoi elles ont fait ce choix. Avec pour l’une d’entre elle, un warning ; si jamais elle entendait qu’une agression de quelque nature que ce soit, avait eu lieu sur les enfants de la famille, alors elle entreprendrait quelque chose. Chacune se défend comme elle peut, on sait toustes que le judiciaire peut être éprouvant et aujourd’hui nous sommes nombreuses à dire que c’est loin d’être la solution. Parce que cela nous coûte énormément. Il faut que l’on change la société en amont de tout ça, car le judiciaire à lui tout seul ne suffira pas. Lorsqu’on sait que les statistiques, ce sont seulement les gens qui parlent, c’est-à-dire que les chiffres sont basés sur les déclarations des personnes victimes, on touche à peine du doigt l’ampleur réelle de ces questions. La vérité, c’est que les victimes sont bien plus nombreuses. Et en réalité, notre système judiciaire n’est pas en mesure de tenir le choc, si on décidait toutes, personnes victimes, d’y avoir recours pour obtenir réparation. Collectivement, il faut qu’en tant que société, on se pose les “vraies putains de questions”. Comment en est-on arrivé là ? Ça dit quoi exactement de la société dans laquelle nous vivons si j’en viens à te dire que le système judiciaire n’a pas les épaules pour nous entendre toustes? L’anticarcéralisme, la justice restaurative, l’incarcération sont des possibilités mais elles ne doivent pas nous détourner du véritable enjeu qui est: comprendre comment ceci arrive dans nos familles, dans nos sociétés? Quels sont les paramètres qui concourent à ça ?
Soyez conscient.e.s, que toutes les statistiques que vous avez là, c’est vraiment la pointe de l’iceberg ! Énergétiquement, ça finit par nous impacter toustes et vous avez côtoyé ou côtoyez actuellement des potes, des collègues de travail ou des membres de votre famille à qui c’est arrivé. Nous sommes là, nous sommes parmi vous, on est vos collègues ou vos meilleur-e-s potes avec qui vous avez fait des soirées de ouf, nous sommes vos partenaires amoureux ou vos voisin-e-s. C’est l’incroyable banalité des profils de gens qui ont traversé cette épreuve-là, c’est ça qui est sidérant et qui devrait nous interpeller toustes. Contribuer à ce que ça soit notre affaire à toustes. Il y a une fâcheuse tendance à croire que ça arrive à 1 fille sur 10 000, parce que ce sont les affaires les plus retentissantes qui font la Une des médias. Mais la réalité c’est que ça survient tous les jours, dans vos villages, vos écoles, chez le voisin de palier, c’est ce truc là qu’on voudrait arriver à faire comprendre. On n’a pas besoin d’attendre l’histoire qui fait sensation à chaque fois, il y a ces histoires incroyablement banales de gens à côté de vous qui méritent au moins autant notre attention.
Depuis 3/4 ans avec tout ce qui s’est produit, sur un plan vibratoire les gens sont indéniablement devenus plus réceptifs au sujet des violences, notamment sexuelles. Rien que cette année, il y a eu 4 podcasts qui abordent ce thème : Charlotte Bienaimé avec un Podcast à soi sur Arte Radio, Charlotte Pudlowski qui à travers Ou peut-être une nuit, parle de l’inceste subi par sa mère, mon contenu de La fille sur le canapé et Clémence Allezard avec son podcast documentaire sur France Culture LSD : Violé.es: une histoire de domination. Sans concertation, sans se connaître, on a toutes ressenti au même moment ce besoin de s’emparer de cette question-là. Et sans ce qui s’est produit ces 4-5 dernières années dans notre société, notamment avec #Metoo, ça n’aurait peut-être pas été possible de voir diffuser de tels contenus.
Quels obstacles as-tu rencontrés ?
Être à la fois l’autrice, le sujet et l’auditoire du podcast, c’était une gageure. Même si j’étais familière de la démarche consistant à faire du politique à la première personne avec l’ambition de faire entendre l’universalité des parcours singuliers, comme je l’ai fait dans mon premier podcast, Me, my sexe and I sur l’intimité de femmes noires, là, c’était une autre paire de manches ! L’intime pour moi est une passerelle vers les autres. Faire entendre l’expérience des femmes noires dans ce domaine, c’est communiquer sur le lien et les milles et une façons dont nous sommes liées les unes aux autres, et cette fois c’est à travers cette thématique des violences sexuelles subies dans l’enfance, que je souhaitais le réaliser. Il n’était pas question de m’approprier un sujet qui nous concerne toustes en désignant du doigt les communautés noires, et faire de ce travail un objet de stigmatisation, mais bel et bien de lui conférer une couverture plus vaste, en incluant dans la conversation des personnes dont les récits tendent à être oubliés ou peu pris en compte. C’était pour moi impératif que l’on parle des personnes noires, des jeunes victimes afrodescendantes quand on évoquait ces questions et qu’on le fasse de la bonne manière. En outre un point était important pour moi, que j’évoque dans le podcast, c’est le rapport au lien que soulève cette question des violences sexuelles, comment le lien peut aussi être altéré au sein des communautés parce dans ces dernières comme dans d’autres, on abuse du pouvoir qu’on peut avoir sur des (ses) enfants.
Ce sujet est tabou dans toutes les communautés : comment as-tu su trouver les mots pour t’en emparer ?
Je pouvais le faire d’un endroit privilégié en tant qu’autrice, et personne concernée. Grâce aussi à la couverture médiatique dont je bénéficiais depuis le premier podcast, et le fait qu’il s’agissait de mon propre vécu. Comment les communautés noires allaient y réagir n’était honnêtement pas ma préoccupation, ce qui comptait pour moi c’était permettre aux personnes concernées par cette question, qui ne se voyaient pas, qui sont afrodescendantes, dont on ne parlait jamais dans les librairies ou les articles de presse, de se voir et de savoir qu’elles comptaient et que nous étions nombreuses à les voir, et à les croire. À partir de cette intention-là, le reste coulait de source.
Tu aurais pu faire ce podcast en premier, avant Me, My Sexe and I?
Il y a 3 ans, quand je me lance dans le premier podcast, je l’ai déjà à l’esprit. Je l’ai proposé en 2017 à un producteur de podcast notoire, qui refuse au motif que personne ne voudra entendre quelque chose d’aussi « difficile ». Ce qui est drôle, pour la petite histoire, c’est que ça s’est produit en août 2017, et 6 semaines plus tard déboule #MeToo…
Pendant tout le temps, où je fais Me, My Sexe and I, il est dans un coin de ma tête, je sais que je le ferais même si je doute un peu de la forme avec le refus essuyé. Puis le temps passe, je vois des récits être publiés ayant pour thèmes les violences sexuelles dans l’enfance et je ne vois toujours pas de femmes Afrodescendantes ou Afropéennes. Et je me demande pourquoi. D’autant plus que je notais dans littérature anglophone, et aux Etats-Unis, que des récits existaient, que des femmes noires se saisissaient de cette thématique mais rien n’était publié de cet ordre dans la production francophone. Alors, comme je l’avais fait il y a 3 ans pour le podcast, plutôt que me plaindre, j’ai conçu, en l’occurrence ici, écrit le contenu que je ne trouvais pas, et je l’ai proposé à des maisons d’édition. En réponse au manuscrit intitulé Journal intime d’une féministe (noire), qui contient le texte qui donne son nom au podcast, La fille sur le canapé, qu’on entend dans la préface du podcast, on m’a demandé d’écrire plutôt sur la différence entre le féminisme blanc et le féminisme noir… On m’a aussi répondu que les questions de l’intime avaient déjà été suffisamment abordées dans le mouvement féministe actuel. Comme si les vécus entre femmes étaient interchangeables. Et en gros, comme pour le podcast Me My Sexe and I®, l’intime ne semblait pas être un sujet intéressant à propos des femmes noires en France. En tous cas, pas celui dont j’entendais m’emparer et relater.
J’ai ensuite re-proposé le texte sous forme de podcast chez Nouvelles Écoutes, et Lauren Bastide et Laura Cuissard m’ont immédiatement dit oui. Et quand elles le font, j’ignore alors qu’elles sont en train de lancer le format Intime & Politique, et que les documentaires avec Ovidie et Océan sont déjà prévus. Mon docu devient donc le troisième volet de la série et il est initialement programmé pour le printemps 2020. Suite au Covid-19, il a failli ne pas voir le jour, mais Lauren n’ayant qu’une parole, est allée chercher avec les dents les fonds permettant la réalisation de ce projet, car elle mesurait à quel point il était important que quelque chose comme ça existe, et c’est ainsi qu’il a pu être mis en ligne en novembre 2020.
Merci beaucoup pour ton attention et ton temps.
Vous pouvez retrouver le documentaire sonore d’Axelle Jah Njiké : La fille sur le canapé sur Nouvelles Écoutes et toutes vos plateformes habituelles.