Les Elfes noirs ne sont jamais noirs (2) : Tips pour créateurices

Vous êtes lecteurice ou créateurice d’œuvres de fantastique, de fantasy et de science-fiction. Les genres de l’imaginaire. Mais lequel, exactement, d’imaginaire ? Quels sont les enjeux de la représentation de personnages appartenant à des catégories minorisées dans la littérature de genre ? Est-ce que c’est important ? Oui ? Alors, comment on fait ?

Retours d’auteurices concerné-e-s et réflexions en cours depuis le milieu de l’édition.

Bone Marrow, de Son M. et Cathy Kwan

Retrouvez la première partie de cet article ici

Si vous voulez représenter quelque chose qui vous concerne :

Croyez en vous

Toutes les expériences de vie sont légitimes, la demande existe pour de nouvelles narrations et comme le rappelle Sarah Sepulchre, professeure d’analyse des médias, on écrit généralement le mieux sur ce qu’on connaît. Il faut le marteler, car parmi les personnes qui n’ont pas l’habitude d’être représentées médiatiquement, ou de façon positive, le syndrome de l’imposteur est extrêmement vivace.

 « Le premier conseil que je donnerais s’adresserait particulièrement aux créateurices issus de groupes minorisés qui, à force de ne pas se voir dans un genre littéraire qui leur plaît, intériorisent qu’ils n’y ont pas leur place : c’est faux ! Écrivez les histoires que vous auriez aimé ou aimeriez lire aujourd’hui, utilisez vos vécus qui restent souvent inédits pour un public mainstream… Et donnez-vous le temps de vous améliorer. La légitimité de nos créations n’est pas à prouver, nos œuvres ont le droit d’exister. » – Laura Nsafou

«  Votre voix compte. Vos histoires comptent. Il ne faut pas se résigner, mais exiger de pouvoir raconter l’histoire à laquelle vous tenez tellement. C’est comme ça que nous aurons de plus en plus de ces histoires inédites et puissantes. » – Son M.

L’intérêt de la littérature dite « own voices » est multiple : même si on a toustes intériorisé beaucoup de choses et de normes, il paraît évident qu’une auteurice qui connaît, qui vit ce dont iel parle, évite beaucoup de stéréotypes fétichistes ou oppressifs, d’informations faussées et simplement risque moins d’être à côté de la plaque.

Trouvez votre réseau

Reste que la publication est parfois difficile : plane le spectre du « mais ça ne va pas parler à tout le monde ».

Les merveilleuses marseillaises Hors d’atteinte (qui ont aussi à leur catalogue une revue nommée Ballast), les afrorévolutionnaires Cases rebelles, les pointues Ixes qui n’oublient pas la force de l’imaginaire, les éditions québécoises du remue-ménage et diverses syllabes (en création), les toutes jeunes éditions Daronnes, les splendides et poétiques éditions Blast sont quelques-uns des lieux qui ont à cœur d’héberger d’autres visions.

Ces récits alternatifs s’épanouissent aussi dans l’autopublication, qu’il s’agisse d’une première étape (parfois inattendue) comme pour Tant qu’il le faudra de MxCordelia ou d’un choix délibéré comme Une autobiographie transsexuelle (avec des vampires) de Lizzie Crowdagguer, aussi disponible en lyber aux éditions dans nos histoires.

Oui, il faudrait aussi parler de la convergence entre la non-légitimation des récits de personnes minorisées et la non-légitimation des voies de diffusion parallèles et non-professionnelles de l’autoédition et de la fanfiction. Un jour. Il y a déjà un podcast.

Une fois diffusé, votre récit devra probablement affronter des réactions du type de la première partie de cet article (cf. le paradoxe de la patate). J’espère qu’il vous permettra de les relativiser. La pluralité des récits variés est également la seule chose qui permettra d’éviter le syndrome du porte-parole, à l’écueil qui consiste à ce que les non-concerné-e-s pensent votre récit comme représentatif de celui de toutes les personnes dans votre situation.

Si vous voulez représenter quelque chose qui ne vous concerne pas :

Il y a des créateurices qui considèrent déplacé de représenter des cas qui ne les concernent pas, de peur de ne pas savoir faire, ou de s’approprier d’autres vécus. Comme on l’a vu, ces représentations peuvent avoir un impact réel. Je pense que dans tous les cas il faut réfléchir à la question.

Placez-vous sur l’échiquier

La première étape est de vous rendre compte de votre privilège. Je vous parle du point de vue d’une personne blanche, valide et queer. Privilège et oppression sont les revers d’une même pièce : si vous n’êtes pas opprimé-e sur un point, alors vous êtes privilégié-e sur ce point. Les oppressions étant multiples et s’influençant mutuellement, vous pouvez bien sûr (c’est généralement le cas de la plupart des gens) être opprimé-e sur un point et privilégié sur un autre. Rares sont celleux qui remplissent le super-bingo. Mais voilà : disons que vous êtes une femme, neuroatypique, queer, précaire, blanche. Vous avez un privilège blanc. Ça ne veut pas dire que vous n’en prenez pas plein la gueule. Ça veut dire que si vous étiez une femme, neuroatypique, queer, précaire, et racisée, vous vous en prendriez encore plus plein la gueule. Et d’une manière différente, car les oppressions ne s’additionnent pas strictement, elles s’imbriquent.

Vous ne pouvez pas « refuser » le privilège dont vous bénéficiez. En revanche, vous pouvez utiliser ce privilège pour combattre ce système injuste. Vous pouvez en faire une responsabilité.

Une fois que vous vous placez sur l’échiquier, quelques pistes : connaître le ownvoices, se renseigner avec rigueur, repenser le découpage du monde, chercher un retour sur votre texte.

Connaître le ownvoices

Mettez en avant les personnes concernées et leurs œuvres ownvoices. Particulièrement en tant que professionnel-le de l’édition, utilisez vos privilèges pour les soutenir, pour défendre leurs voix dans les lieux auxquels  elles n’ont pas accès, pour refuser l’entre-soi communautaire des personnes privilégiées. 

Décoloniser votre imaginaire est une source incroyable de création pour vous en tant que créateurice et être humain. 

Vous placer préalablement sur l’échiquier vous permettra, je l’espère, d’éviter aussi l’écueil de l’appropriation culturelle.

Se renseigner avec rigueur

Renseignez-vous sur votre sujet avec autant de sérieux que sur des sujets historiques / scientifiques. Les auteurices adorent faire ça en général, vous n’avez aucune excuse : si Estelle Faye s’est renseignée sur l’ordre dans lequel on plonge ses légumes dans la fondue chinoise pour Porcelaine et si JRR Tolkien a réécrit plusieurs chapitres du Hobbit parce que les phases de la lune ne correspondaient pas à son calendrier, vous pouvez vous renseigner sur comment se lavent les cheveux afro. Il y a énormément de ressources disponibles : wikis, podcasts, articles, vidéos… 

Privilégiez les médias tenus par les personnes concernées. 

Et s’il est très intéressant de confronter ses doutes et ses questions face à un-e expert-e ou un-e militant-e, ne lui demandez pas de vous expliquer gracieusement le sujet de A à Z. Cela fait partie de votre travail.

Repenser le découpage du monde

On a découpé le monde en hommes/femmes, hétéros/gays, blancs/racisés, mais sur quoi reposent ces découpages ? Sur des arbitrages qui ont été faits pour légitimer des dominations matérielles. 

Auteurices, c’est à vous d’arbitrer maintenant. Dans un monde inventé avec une histoire différente, pourquoi garder Gobineau, Freud et la Bible ? On peut découper les êtres humains en grands/petits, gauchers/droitiers, imaginatifs/terre-à-terre, gros nez/petits nez, aînés/cadets, et créer des civilisations qui donnent des rôles sociaux différents en fonction de ces critères. Si on veut découper. 

Appliquer la technique de Ripley (tout écrire au neutre puis attribuer des identités sociales dans un second temps) est limité, car les personnages ne sont pas interchangeables : les situations d’oppression ont des effets sur les caractères. 

Si ces situations sont inexistantes dans votre univers créé, celles qui existent dans notre univers vont impacter la façon dont les lecteurices appréhendent vos personnages. Mais c’est déjà un premier pas pour vous rendre compte de si quelque chose dans votre scénario repose trop lourdement sur des biais.

Chercher un retour : aparté sur les sensitivity readers

Les sensitivity readers portent une partie du travail d’édition. Lorsqu’un manuscrit est reçu, plusieurs lectures critiques et professionnelles en sont faites, afin que suite à ses retours, l’auteurice reprenne son texte et l’améliore.

Parmi ces lectures (souvent effectuées par la même personne), on a :

·         La relecture sur la logique scénaristique et le world-building

·         La relecture sur la cohérence psychologique et l’évolution des personnages

·         La relecture sur le rythme, l’enchaînement des séquences, la pagination

·         La relecture sur les temps utilisés, la syntaxe, la longueur des phrases, le ton

·         La vérification des informations factuelles et de la chronologie

Bref, au niveau du fond et de la forme, on cherche une cohérence maximale, celle qui va emporter les lecteurices, celle qui va permettre au mieux de faire parvenir l’histoire à son public. Les sensitivity readers vont se focaliser sur une autre relecture, celle des biais inconscients de l’auteurice. Leur rôle est de décrypter ces biais (sexistes, homophobes, racistes, validistes… selon les cas) et de vous en avertir.

 À partir de là, libre à vous de modifier ou non (on peut complètement ignorer leurs retours), mais vous le faites en connaissance de cause. Des propos racistes tenus par des personnages ou par la voix de la narration ont un impact très différent par exemple, mais dans les deux cas, la question à vous poser est la même : est-ce ce que vous voulez ? Et dans ce cas, pourquoi ? 

Il faut cependant noter que peu de maisons d’édition recourent aujourd’hui en France à des professionnel-les explicitement désigné-es comme sensitivity readers. Ce travail est parfois fait par l’éditeurice, parfois par des beta lecteurices. Mais les préjugés qui l’assimilent à de la censure persistent largement.

Si prendre en compte ces retours vous semble trop compliqué et inutile, prêtez-vous attention aux retours qui soulignent que vous avez mal accordé vos participes passés ? Qu’est-ce qui, pourtant, entre permettre et renforcer des représentations oppressives et l’accord des verbes pronominaux, a un plus grand impact sur notre monde ?

Les sensitivity readers ne sont pas n’importe quelle personne concernée par une oppression, mais des personnes à la fois expérimentées et expertes : à la fois concernées et étudiant leur sujet. Dans une société normative comme la nôtre, il arrive souvent qu’on en vienne à intérioriser nos propres oppressions, et un travail de déconstruction et de conceptualisation est toujours nécessaire. Ces personnes expérimentées et expertes existent, cependant.

Le conseil de Morgan of Glencoe aux créateurices

« Commencez par où vous êtes à l’aise, par un « petit pas » s’il le faut. Par un personnage qui vit des choses que vous pouvez exprimer. Plus vous apprendrez à écrire et à explorer autant votre univers intérieur que le monde réel, plus vous pourrez vous décentrer de ce que vous vivez et connaissez. Et si vous partez explorer… n’y allez pas seul.e. […] Contactez des assos qui vous permettront de vous éduquer sur le sujet. Faites-vous relire si vous n’êtes pas sûr.e.s de vous.

C’est normal de faire des recherches pour son univers, y compris dans ces domaines-là ! Si vous allez chercher le temps qu’il faut à des cochons pour boulotter un cadavre, ou les poisons les plus susceptibles de passer inaperçus à l’époque de Louis XIV, vous pouvez bien aussi aller chercher comment représenter correctement un personnage neuroatypique, par exemple. Aussi. […]

Mais évitez de nous cantonner aux rôles de victimes et/ou de méchants (y compris de méchant devenu méchant par faiblesse/injustice/révolte légitime)… on a déjà donné, largement donné même, en la matière. On aimerait bien être dans les autres rôles, maintenant. Genre, les personnages principaux. Les gentils. Les héros. Histoire de changer un peu… »

Pour ne pas conclure

Voici l’état de mes réflexions, elles sont en cours et dans quelques années je ne serais peut-être plus d’accord avec ce texte. J’ai encore beaucoup à apprendre, mais j’essaie d’avancer, de me renseigner. Il y a plein de recherches sur le sujet, mais décentrer notre imaginaire passe aussi par voyager dans d’autres mondes de SFFF, voici donc pour finir quelques conseils de lecture (en plus de tous les liens déjà présents dans les articles !) :

  • La Dernière geste de Morgan of Glencoe
  • Bone Marrow de Son M. et Cathy Kwan
  • Nos jours brûlés de Laura Nsafou
  • L’éveil des sorcières de Cordélia
  • Le coup de cœur de Laura Nsafou : Lien de sang, d’Octavia Butler
  • Le coup de cœur de Son M. : Cosmoknights d’Hannah Templer
  • Le coup de cœur de Cordélia : les livres de la Terre Fracturée de N.K. Jemisin
  • Le coup de cœur de Morgan of Glencoe : Elfquest de Wendy et Richard Pini

Et encore d’autres livres et bd de SFFF comme La Séquence Aardtman de Saul Pandelakis, Kabu Kabu de Nnedi Okorafor et sa nouvelle parodique  “Le Nègre magique”, On a Sunbeam de Tillie Walden ou encore O Human star de Blue Delliquanti. On commence à les traduire avec succès, prêtons aussi attention aux productions françaises. 

Avançons ensemble. 

Rafaëlle

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Ceci est le compte officiel du webzine Les Ourses à plumes.

2 commentaires sur « Les Elfes noirs ne sont jamais noirs (2) : Tips pour créateurices »

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