Censure dans les règles de l’art

NB : Ce texte est signé du collectif GI.

 

Again and again © lila bliblu, 2016, lila.ink

 

Un projet d’art populaire désintégré par Facebook

La Galerie Intersectionnelle, un espace virtuel d’exposition d’œuvres peu accessibles dans le marché de l’art du fait des discriminations rencontrées par les artistes ou les œuvres elles-mêmes est animé par la GI, un collectif de curateurs et curatrices qui entretiennent cette communauté depuis dix-huit mois.

Régulièrement, la galerie s’est vu censurée et suspendue pour avoir publié des images non « conformes aux standards de la communauté Facebook ». Car en effet, la direction artistique prise par le collectif était claire : montrer des œuvres et des artistes qui mettent en scène des corps non dominants, c’est-à-dire des corps de personnes grosses, racisées, handicapées, vieilles, et d’autres encore.

Dans un an ou deux, parfois même déjà, ces artistes, femmes, racisé.e.s, trans, queers, neuro-atypiques, non valides, ou même parfois se reconnaissant dans plusieurs de ces identités seront exposé.e.s dans des galeries réputées, dans des musées, lors d’expositions d’avant-garde. Car leur vision du monde, lorsqu’elle trouve un lieu pour être vue et entendue, est en train de défaire et déconstruire le langage de l’art. De grands musées étasuniens l’ont bien compris qui exposent désormais des femmes, des femmes noires, des femmes latinas, latinx, arabes, au Sackler Center for Feminist Art par exemple.

 

Virginia Woolf Place Setting, Judy Chicago, 1974-1979 © Sackler Center for Feminist Art

Rendre visibles les artistes minorisés

Découvrant il y a deux ans au Rijksmuseum d’Amsterdam, l’un des plus grand musée d’Europe, que pas une seule femme peintre n’était exposée dans toute la collection de l’école Hollandaise et que personne ne s’en indignait, nous avions fondé la Galerie Intersectionnelle : un espace pour montrer l’art que nous ne voyions nulle part ailleurs. De fait, les jeunes artistes que nous exposions n’étaient souvent visibles que sur des plateformes en ligne (deviant art, tumblr, instagram, etc.), viviers d’illustrateurs et d’illustratrices.

Ainsi, la jeune photographe brésilienne Romisseca, visible uniquement sur Instagram et Facebook expose son corps nu. Elle est grosse, sensuelle et gracieuse, à vous mettre les larmes aux yeux d’émotion. La photographe palestinienne Nida Badwaan s’est enfermée cent jours dans sa chambre de 9m² pour protester contre la guerre à Gaza et y conçu sa série « Cent jours de solitude », pour y créer un monde dans lequel la couleur existe à nouveau et ce faisant, elle met un coup de pied dans l’orientalisme en une image. Arvida Bystrom avec sa série « There will be blood » photographie elle, des personnes menstruées.

Ces artistes-là brouillent les langages et les codes qui n’avaient servi jusque là qu’à les soumettre à des stéréotypes ou les assigner au silence. Leur travail, parfois dans des contextes dangereux, mérite d’être montré, admiré, diffusé. Il s’agit ici d’un projet féministe, décolonial et anticapitaliste : réutiliser les mots et les outils des dominants ou du capital, et les transformer, les détourner et réinventer une nouvelle histoire. Voire s’en servir pour détruire un ordre ancien.

La censure c’est la voix du plus fort       

Audre Lorde l’a dit : « Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître ». C’est ce qui a perdu la Galerie, un projet qui a eu la faiblesse de se déployer avant tout sur Facebook.

Quand Facebook arrive à la conclusion qu’une œuvre doit être censurée, chacun.e des membres du collectif doit se reconnecter à son propre compte, et doit pour cela approuver la suspension de l’une des oeuvres d’art que Facebook veut censurer, au risque de voir la page disparaître définitivement. Ainsi, Facebook permet paradoxalement d’atteindre un public très vaste, tout en contrôlant d’une main de fer l’adéquation idéologique conservatrice des contenus.

Ces décisions sont d’ailleurs essentiellement automatisées et utilisent diverses sources : des algorithmes d’analyse d’image additionnent des paramètres comme « nudité », « tétons », « pilosité », et les dénonciations d’utilisateurs/trices, bien souvent plutôt de bots néoconservateurs programmés pour cibler essentiellement les pages progressistes. Mais les œuvres visées (et celles qui provoquent les messages de haine envoyés vers les administrateurs de la page) sont celles qui représentent des corps de femmes noires, parfois grosses, parfois âgées. Ce sont ces corps-là, ces voix-là qui ne sont ni visibles, ni audibles, dans le monde façonné par Facebook et qui représente la voix du plus fort.

On pourrait décider de simplement fermer les yeux sur cette invisibilisation si elle ne conduisait pas à établir des normes. À la disparition des femmes grosses, racisées, vieilles, dans l’art correspond la surreprésentation de la classe dominante et de son point de vue sur « les autres » et les mécanismes discriminatoires qui maintiennent ces privilèges et ces oppressions, verbales, économiques, ou physiques.

 

Romisseca © Romisseca

On l’a vu avec la seconde vague du féminisme et les réactions néoconservatrices qui l’ont suivi, et Susan Faludi l’a conceptualisé dans « Backlash : The Undeclared War Against American Women », publié en 1991, les mouvements d’émancipation sont suivis de salves de représailles, tant à un niveau sociétal qu’à un niveau individuel. C’est cette violence du « reste à ta place » dont parlait récemment, en France, Virginie Despentes dans « King Kong Théorie », cette réassignation des femmes et plus largement des individus minorisés à une place de subalterne.

Les réseaux virtuels du féminisme de la quatrième vague sont traversés d’événements splendides de libération, d’émancipation et de prise de conscience. Dans le même temps, une violence qui n’est que la partie émergée de l’iceberg de la violence systémique envers les individus minorisés prend certain.e.s pour cible sans aucune barrière.

C’est dans le contexte des violences policières, de l’islamophobie et du racisme décomplexés de la classe politique que tout cela se passe. Pour nous il s’agit d’un même mouvement de réassignation des femmes, des personnes racisées, des personnes minorisées à une place inférieure et silencieuse.

La Galerie Intersectionnelle avait lancé un appel à projet contre le harcèlement. Celui qu’on expérimente lorsqu’on fait entendre sa voix, lorsqu’on sort de sa place de silence, lorsqu’on sort de l’invisibilité.

La Galerie ressuscite désormais sur d’autres plateformes. Le projet continuera.