Vous envisagez peut-être de vous investir dans une organisation mixte (association, collectif, parti politique, syndicat…) pour lutter contre les oppressions, les injustices et les violences ? Dans ce contexte, il semble légitime d’espérer rencontrer des camarades bienveillant·e·s et trouver un environnement safe. Malheureusement, dans le milieu militant comme ailleurs, les femmes sont confrontées à des manifestations du patriarcat qui rendent leur expérience militante difficile. Quelques clés pour comprendre les mécanismes à l’œuvre, et quelques outils pour lutter contre le sexisme dans ces cadres spécifiques.

Le patriarcat, autrement dit le système d’oppression des femmes par les hommes, est universel et omniprésent. Si les formes qu’il prend peuvent différer d’un contexte à l’autre, il est nécessaire de prendre conscience qu’il a systématiquement des conséquences concrètes, notamment dans les cadres mixtes.
Bien sûr il est impossible de lister de manière exhaustive tous les effets du cissexisme et de l’hétéronormativité dans le milieu militant. Nous prenons ici trois exemples, et essayons de mettre en évidence leur déclinaison spécifique dans le militantisme. D’autres articles suivront sur d’autres aspects de cette problématique.
La socialisation genrée
La socialisation est le processus à travers lequel nous apprenons les normes qui nous permettront de vivre dans la société. On y construit entre autres la façon dont on vit ses relations aux autres. On parle de socialisation genrée car les normes que l’on inculque aux enfants diffèrent en fonction du genre auquel iels ont été assigné·e·s. A travers l’éducation des parents, celle reçue à l’école, mais aussi à travers toutes les représentations auxquelles elles sont confrontées, les petites filles apprennent le rôle qui leur est donné dans la société : beauté, maternité, soin aux autres, etc. Au contraire les petits garçons sont encouragés à être ambitieux, à prendre des risques, sans apprendre à prendre en compte les besoins des autres.
Dans le milieu militant, ce phénomène est bien sûr présent. Nous avons beau connaître ces mécanismes, les effets de notre socialisation ne s’effacent pas pour autant : les femmes auront tendance à dévaloriser leur propre travail, à s’auto-censurer (et donc à avoir du mal à faire des propositions), et, plus grave, à minimiser les violences qu’elles peuvent subir au sein de l’organisation. Au contraire, les hommes vont prendre de la place, mansplainer, mais aussi discuter en priorité avec d’autres hommes, etc.
« On remarque quasi systématiquement dans les cadres mixtes une inégalité dans la prise de parole en faveur des hommes »
Les effets de la socialisation genrée se retrouvent en particulier dans la prise de parole. La croyance générale veut que les femmes soient plus bavardes que les hommes. En vérité, on remarque quasi systématiquement dans les cadres mixtes une inégalité dans la prise de parole en faveur des hommes.
Une étude réalisée par Corinne Monnet, militante féministe, intitulée “La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation” et basée sur des recherches effectuées sur la communication, s’intéresse à ce phénomène. L’autrice y montre non seulement qu’il est plus difficile pour les femmes de prendre la parole (autocensure, interruptions à répétition, peu de soutien des hommes), mais que quand elles le font, elles ont plus de mal à imposer les sujets qu’elles proposent et doivent développer des stratégies particulières pour être prises en compte. De l’autre côté, elle observe que les hommes parlent plus souvent, plus longtemps, imposent les sujets et coupent la parole. Elle montre ainsi que “la discussion participe à la construction d’une réalité patriarcale” .

De même que les femmes développent des stratégies pour contrer les mécanismes de domination qui s’exercent dans ces discussions, les hommes usent (consciemment ou non) de techniques qui ont pour effet de renforcer leur position. Un certain nombre de ces stratégies ont été décrites dans un texte intitulé “La langue macho”, où les auteurs dressent une liste de “schémas de comportements” masculins ainsi que des propositions pour permettre des échanges plus égalitaires. Entre autres exemples, on y trouve la réappropriation à son compte des interventions féminines, l’interprétation comme une attaque personnelle de toute opinion contraire à la sienne, mais aussi des stratégies concernant l’attitude physique : prendre de l’espace, parler fort, etc. Si ces stratégies de domination peuvent être mises en place par des personnes quel que soit leur genre, elles sont de fait très majoritairement le fait d’hommes cisgenres (blancs, hétéros…), car elles sont liées à leur socialisation.
Un dernier élément important : la gestion des conflits. Les femmes vont avoir tendance à s’effacer, à esquiver les conflits, alors que pour de nombreux hommes (en particulier ceux attirés dans le militantisme par la recherche d’avantages matériels ou symboliques), l’objectif est justement de prendre le dessus et d’affirmer leur position d’autorité et de pouvoir, y compris en écrasant leurs contradicteur·ice·s. Cela expose en particulier les catégories dominées à des violences psychologiques.
La double journée
La double journée de travail, c’est ce que subissent toutes les femmes qui, après une journée de travail salarié, doivent en rentrant s’occuper de la quasi totalité du travail domestique de leur foyer : cuisine, ménage, soin aux personnes âgées et aux enfants. Ce phénomène est majoritairement présent au sein des couples hétérosexuels. Les femmes font ainsi le travail qui aurait dû être attribué à leur mari ou pris en charge collectivement.
Christine Delphy, sociologue qui inscrit son travail dans le courant du féminisme matérialiste, détaille les modalités du « « partage inégal » du « travail ménager » » dans la première partie de son livre Pour une théorie générale de l’exploitation. Elle y écrit : « La double journée, c’est cela : les femmes « actives » (ayant une activité rémunérée) […] travaillent en moyenne 83 heures par semaine », sachant que « la moyenne des hommes et des femmes si les hommes faisaient leur part » serait de « 60 heures« . « Quand un homme se met en couple hétérosexuel, la quantité de travail ménager qu’il faisait est divisée en moyenne par deux. Quand une femme se met en couple, elle fait en moyenne une heure de travail ménager en plus que lorsqu’elle était célibataire. » Elle dénonce les fausses solutions pour lutter contre ce phénomène (la réduction du temps de travail des hommes, la négociation au sein de chaque couple etc.) et propose une lecture en termes d’exploitation des femmes par les hommes.
La conséquence est que les femmes ont, par la force des choses, moins de temps à accorder au militantisme, comme à toute autre activité. Elles sont aujourd’hui minoritaires dans le milieu militant, et les femmes qui y sont présentes sont souvent jeunes sans enfants, ou âgées, leurs enfants ayant quitté la maison.
Pour les femmes trouvant quand même le temps de militer, on parle parfois de “double journée de militantisme”. En effet, même lorsque les femmes sont investies sur d’autres sujets que celui du féminisme, elles doivent toujours être les “féministes de service” : reprendre les remarques sexistes de leurs camarades, essayer de les former, être celles qui relèvent l’absence d’intervenantes femmes dans les débats et ainsi de suite. Si elles subissent d’autres types d’oppressions spécifiques, on obtiendra alors la triple, ou quadruple journée de militantisme…
En outre, dans les cadres généralistes, on constate que les temps consacrés aux questions de genre peuvent se superposer à des temps consacrés à des questions plus générales (ou du moins perçues comme telles…) : une formation organisée en même temps qu’une réunion non-mixte, deux ateliers simultanés, l’un sur les questions de genre et l’autre non, etc. Les hommes vont préférer aller aux autres réunions / formations. Les femmes sont donc contraintes à se spécialiser dans la question du féminisme puisque si elles ne le font pas, personne ne le fera.
Les femmes doivent donc diviser leurs forces, alors qu’elles ont déjà moins de temps libre que les hommes. La faible estime parfois portée au travail sur les questions de genre fait que ce double investissement est invisibilisé. On pourra même reprocher aux femmes de diviser, de perdre du temps, de s’écarter de l’orientation principale du mouvement voire de l’affaiblir par leur investissement féministe.
La division sexuelle du travail
La division sexuelle du travail peut être observée de manière générale dans les emplois salariés : le domaine du care (le soin aux personnes), le ménage, les caisses, sont des professions quasiment exclusivement féminines. En outre, les professions féminines ou perçues comme telles sont souvent moins valorisées, et en moyenne moins bien payées que les métiers masculins : d’après le Ministère du Travail, “les inégalités salariales tiennent aussi au fait que les femmes sont davantage que les hommes employées dans les métiers les moins rémunérateurs. En 2012, le salaire horaire net moyen des métiers dits « féminins » était inférieur de près de 19 % à celui des métiers « masculins ».” Dans le milieu militant aussi, les travaux répétitifs, ingrats, et non valorisés sont plus pris en charge par les femmes que les tâches valorisées d’élaboration intellectuelle ou de représentation par exemple.
« Les activités des unes et des autres sont différenciées et hiérarchisées, même dans les collectifs avançant un discours qui se veut féministe. »
En 2005, un numéro de la revue Nouvelles Questions Féministes (revue féministe francophone internationale de sciences humaines) est dédié aux logiques patriarcales du militantisme. Dans l’édito on peut lire la retranscription du travail de Lucie Bargel, une chercheuse qui “analyse les modalités pratiques de l’organisation du travail partisan « classique » dans trois collectifs de jeunes militant·e·s en France : le Mouvement des jeunes socialistes, SUD Étudiant (Solidaires unitaires démocratiques, un syndicat qui se réclame de l’extrême gauche), et l’UNI (Union nationale interuniversitaire, « la droite universitaire »). […] La chercheuse examine les mécanismes sexués de la socialisation politique de ces jeunes militant·e·s et montre que les activités des unes et des autres sont différenciées et hiérarchisées, même dans les collectifs avançant un discours qui se veut féministe. Les militantes distribuent les tracts qu’ont écrits les militants, ceux-ci cherchent à capter l’attention des premières, qui la leur donnent, elles tiennent la table de presse pendant qu’ils occupent le devant de la scène dans un meeting, etc. Elles font en fait ce que leurs propres camarades masculins, interviewés par Lucie Bargel, jugent être un travail ingrat.” Tout comme dans la sphère privée, l’exploitation patriarcale se traduit ici par l’appropriation du travail des femmes par les hommes.
En plus des travaux techniques et ingrats, le travail émotionnel semble aussi être majoritairement réalisé par les femmes. Le concept de travail émotionnel a été théorisé par la sociologue et militante américaine Arlie Hochschild. A l’origine, il désigne l’effort réalisé dans certaines conditions pour ressentir la bonne émotion au bon moment (notamment dans le travail salarié), et en particulier pour contenir les émotions non désirées. Plus largement, il décrit aussi tout le travail effectué pour gérer l’environnement émotionnel collectif : les conflits interpersonnels, l’accueil des nouveaux.elles, l’écoute des victimes de violences. Un article écrit par Órla Murray, récemment traduit sur le site du collectif Féministes pour la Justice Climatique, tente d’analyser ce phénomène et remet en perspective l’importance du travail émotionnel dans une organisation.
Comment lutter ?
L’auto-organisation des femmes et la non-mixité
Il existe un certain nombre d’organisations non mixtes qui militent sur des questions féministes et/ou intersectionnelles (MWASI, Féministes pour la justice climatique, FièrEs etc). Mécaniquement, ces environnements sont plus faciles à intégrer. Au sein des organisations mixtes, l’auto‐organisation des femmes, quand elle est nécessaire (elle l’est toujours), peut passer par la formation de petits groupes, l’organisation de réunions non‐mixtes et de formations théoriques et pratiques.
La non mixité, par la création d’un environnement entre personnes dominées, permet la prise de conscience d’une oppression commune par la libération de la parole. Ce n’est toutefois pas son seul effet. Elle permet la visibilisation du groupe dominé (soudainement certains hommes veulent à tout prix participer aux réunions sur le féminisme lorsqu’elles sont non mixtes…), mais aussi une meilleure efficacité dans l’élaboration de stratégies de lutte : il n’est plus nécessaire de faire autant de pédagogie. Pour l’ensemble de l’organisation, les réunions non mixtes peuvent mettre le doigt sur les dysfonctionnements responsables d’un climat sexiste et proposer des solutions concrètes. Malheureusement, l’auto‐organisation des femmes est souvent accueillie avec méfiance. Qu’elle vienne d’un manque de formation ou de la peur de perdre ses privilèges, cette méfiance est nuisible à l’organisation dans son ensemble, si on accepte l’idée de départ que la construction d’un espace égalitaire, en passant par l’auto-organisation des dominé·e·s (femmes, racisé·e·s…) pour leur propre émancipation, profitera à tou·te·s.
Il est à noter que la non mixité que nous soutenons ici est trans-inclusive. Il existe des groupes féministes radicaux non-mixtes qui excluent les personnes trans (et en particulier les femmes trans qui ont été assignées hommes à la naissance) de leurs rangs, les TERF : trans-exclusionary radical feminists (féministes radicales trans-exclusives). Nous pensons au contraire que l’inclusion des personnes transgenres ainsi que des personnes intersexes est importante et nécessaire dans la lutte féministe. Les espaces non mixtes que nous défendons n’excluent que les hommes cisgenres en tant que dominants y compris ceux qui se revendiquent parfois du féminisme.
Le formalisme
De manière générale, les cadres peu structurés favorisent la reproduction des rapports de domination. Par exemple, des discussions informelles (par téléphone, à la sortie des réunions) en non-mixité masculine peuvent être fréquentes et si elles ne sont pas contrebalancées par des débats cadrés et démocratiques, elles peuvent parfois devenir des cadres décisionnels qui sont, de fait, impossibles à contrôler. Ces réseaux de partage de l’information et d’échanges entre dominants porte le nom de « Old boys network » et les personnes qui les mettent en place et les font vivre n’en sont pas nécessairement conscients; simplement ils se tournent spontanément vers leurs semblables, renforçant ainsi leur pouvoir collectif.
Que ce soit dans les groupes mixtes ou non mixtes, les rapports de pouvoir existent. Jo Freeman, militante féministe et chercheuse étatsunienne, a écrit en 1970 le texte « Tyrannie de l’absence de structure ». Ce texte se voulait être un regard critique et constructif sur le développement d’un grand nombre de « groupes sans leadership ni structure » à cette époque. L’autrice y propose une réflexion sur ce type d’organisation et dénonce en particulier l’existence d’élites informelles dans les groupes où la structure du pouvoir n’est pas explicitée. Elle offre également un certain nombre de solutions pour faciliter le maintien d’une logique démocratique.
En particulier, le fonctionnement par cooptation (système de recrutement où une assemblée décisionnelle désigne elle-même ses membres) renforce la reproduction sociale. Plus de formalisme permet la prise en compte de toutes les propositions, et de manière plus générale, la prise et le respect de décisions collectives. Quelques exemples : description précise des mandats, prise en compte des textes d’orientation votés dans des cadres collectifs, mais aussi respect et minutage des tours de parole, comptage des interventions en fonction du genre…
La formation
Sur le long terme, dans un cadre mixte, il est usant de militer avec des camarades sexistes. Il est donc nécessaire, pour notre bien-être et notre santé, que les hommes des organisations se réclamant féministes se forment. En effet, c’est aux personnes en position de domination de faire des efforts individuels et collectifs, et il serait contre-productif d’adresser aux opprimées des injonctions à changer leurs comportements.
La formation doit se faire sur le plan théorique bien sûr, mais aussi sur le plan pratique : l’écoute et l’expression bienveillante de la part des dominants sont autant d’ingrédients nécessaires pour la construction d’un espace favorable à l’implication des femmes. Par exemple, si l’autocensure chez les femmes est en partie due à l’éducation genrée évoquée plus haut, il serait faux de croire que c’en est l’unique origine et qu’elle est donc impossible à combattre. Le sentiment de légitimité peut se construire au sein d’équipes bienveillantes, s’il fait l’objet d’une attitude volontariste de la part des personnes étant déjà considérées comme légitimes.
De manière plus large, il est nécessaire de s’interroger sur l’investissement de toutes les minorités politiques (par leur classe, race, âge, orientation sexuelle, situation de handicap…) dans la construction d’un mouvement de masse, et donc de se former sur les rapports d’oppressions spécifiques.
La sororité
L’une des stratégies traditionnelles du patriarcat est la division des femmes : il les met en concurrence, distribue les bons et les mauvais points, valorise certains groupes pour en affaiblir d’autres. Le concept de sororité a été développé (d’abord aux Etats‐Unis, par exemple avec le slogan « Sisterhood is powerful » ‐ la sororité est puissante ‐ en 1968) pour aller à l’encontre de ces dynamiques, qui opposent les femmes entre elles. Le terme vient du latin soror qui signifie « sœur ». Il ne s’agit pourtant pas ici d’essentialiser le lien qui existe entre les femmes et de faire croire qu’il est naturel et/ou inconditionnel. Il ne s’agit pas non plus de faire preuve d’universalisme, de faire croire à une identité commune de toutes les femmes, ou d’effacer les conflits profonds qui peuvent traverser le mouvement féministe. La sororité, comme outil politique, c’est la bienveillance, le soutien et l’écoute respectueuse qui permettront à chacune de se sentir en confiance, de partager ses expériences, et finalement de prendre sa place dans la lutte.
Dans le milieu militant, elle permet de mettre en valeur les femmes, de combattre les violences à leur encontre, et de créer un environnement propice à leur investissement.