Adoptée le 13 avril 2016, la loi sur la prostitution abroge notamment le délit de racolage pour le remplacer par une pénalisation du client avec une amende de 1500€ (pouvant aller jusqu’à 3750€ en cas de récidive), et met en place un « parcours de sortie de la prostitution ». Quatre ans après sa promulgation, un rapport évaluant sa mise en oeuvre et son efficacité a été publié au mois de juin 2020. Constatant l’absence de prise en compte de la parole des concerné-e-s et la pérennité d’une logique abolitionniste* qui ne porte pourtant pas ses fruits, un ensemble d’associations a présenté ce mardi 7 juillet 2020 un contre rapport en conférence de presse.

L’abolitionnisme, une logique dangereuse entre absence d’écoute des concerné-e-s, infantilisation et précarisation
La critique majeure faite à l’encontre du rapport publié au mois de juin 2020 est celle de l’absence totale de l’écoute des concerné-e-s, ce qui aurait pourtant pu permettre de mettre en évidence la conséquence principale de la loi 2016 : la précarisation des travailleur-euse-s du sexe (TDS). La conférence de presse s’est en effet ouverte par les témoignages de quatre travailleuses du sexe nigérianes, toutes soulignant les impacts négatifs de la loi sur leur travail. La perte de client-e-s, d’abord, qui ont moins recours à leurs services, par peur de l’amende. Les client-e-s qui continuent de venir demandent souvent à aller dans des endroits cachés, sombres, où il y a peu de monde pour éviter la police, ce qui crée une insécurité pour les TDS. Ce sentiment d’insécurité se retrouve dans la peur des représailles ressentie par les TDS, qui doivent identifier leur client-e auprès de la police. L’absence de protection de la part de la police est également mentionnée à plusieurs reprises, notamment dans le cadre des violences exercées par les proxénètes. Le sentiment d’insécurité prend aussi une forme administrative, à travers la difficulté d’obtenir des papiers et le non-aboutissement des demandes d’asile.
Cette précarisation est unanimement constatée par les associations qui ont participé à la réalisation de ce contre rapport (ACCEPTESS-T, AIDES, ARCAT, Autres Regards, Bus des femmes, Cabiria, Collectif des femmes de Strasbourg Saint-Denis, Fédération Parapluie Rouge, Grisélidis, Itinéraires ENTR’ACTES, Médecins du Monde, Paloma, Les Roses d’acier, STRASS). Des entretiens menés auprès de TDS révèlent que plus du tiers ont augmenté leur temps de travail et que 40% témoignent d’une augmentation des violences. Cybèle Lespérance, secrétaire générale du STRASS (Syndicat du Travail Sexuel en France), rappelle les mots de Catherine Petit, ex directrice de cabinet de Marlène Schiappa : « Le but de la loi n’est pas d’améliorer les conditions de vie des personnes en situation de prostitution, mais de les inciter à s’engager dans un parcours de sortie ». En effet, l’idéologie abolitionniste considère que la détérioration des conditions de vie et de travail, l’augmentation des violences et l’aggravation des risques sanitaires ne sont que des dommages collatéraux de la loi. Cybèle Lespérance dénonce la perception des TDS, toujours vu-e-s comme des victimes à sauver et à mettre sous tutelle, alors même que leur activité et parfaitement légale. Victimes, mais aussi toujours un peu coupables : les arrêtés municipaux entravent souvent leur travail (par exemple, l’interdiction de stationnement) et les repoussent dans les marges urbaines ; la liberté d’association est brimée (l’entraide bénévole et la mutualisation des revenus sont assimilés à du proxénétisme de soutien). Elle critique l’hypocrisie d’un Etat qui, tout en engrangeant le quart des revenus générés par le travail du sexe, est non seulement incapable d’assurer la protection, l’accès aux droits élémentaires et la sécurité des TDS, mais les infantilise en les considérant incapables de faire leurs propres choix. Alors qu’une immense majorité des TDS est opposé-e à la pénalisation des clients et revendique la dépénalisation comme le modèle juridique le plus à même d’assurer la sécurité et la protection, les abolitionnistes continuent à promouvoir une idéologie dangereuse confondant le viol avec une pratique sexuelle exercée dans un cadre défini et consenti.
L’intervention de Giovanna Rincon, directrice de Acceptess-T (association parisienne de santé communautaire visant à combattre l’exclusion et la discrimination des personnes transgenres, notamment celles en situation de prostitution), va dans le même sens :
“Globalement, ce qui se passe, depuis 2016, et même depuis un peu avant, c’est que dans le système de santé, il y a une dispersion totale des lieux de soin, avec une mobilité géographique pour exercer le travail du sexe qui devient une règle à l’intérieur des communautés de TDS, ce qui a créé des interruptions de soins répétées, voire des patients perdus de vue.”
Pour les associations, cette mobilité géographique est un obstacle : par exemple, la distribution de kits de prévention est de plus en plus difficile. La méthode de travail a dû être reconfigurée et la charge de travail a globalement augmenté, sans pour autant que cela soit suivi d’une augmentation des subventions. L’accompagnement PrEP (Prophylaxie Pré-Exposition – stratégie de réduction du risque de contracter le VIH basée sur l’utilisation d’un médicament antirétroviral à prendre au cours d’une période d’exposition à un risque de contamination) est ardu ; Acceptess-T a mis en place des partenariats avec l’hôpital Bichat ainsi qu’une permanence hors les murs permettant les dépistages dans leurs locaux ainsi qu’une initiation de la PrEP. Cependant, il est difficile d’organiser un suivi pour les TDS n’ayant plus de logement à Paris et pour les sans-papiers, et en conséquence la PrEP est souvent interrompue.
Le parcours de sortie : une solution inefficace et excluante
Quant au dispositif d’accompagnement à la sortie de la prostitution, Betty, de l’association de santé communautaire Cabiria, dénonce l’échec d’un parcours qui manque à son rôle d’aide véritable aux TDS. Ce dispositif est inefficace, d’abord, car il exclut bon nombre de TDS du droit commun d’une manière stigmatisante et désavantageuse. L’allocation financière à l’insertion sociale (FIS) allouée aux personnes entrant dans ce parcours est dérisoire : 330 euros sans cumul possible avec d’autres minima sociaux, sachant que le seuil de pauvreté est calculé à 1026 euros par l’INSEE. Une autorisation provisoire de séjour de 2 ans maximum est accordée lorsque l’on entre dans le dispositif, mais elle est réétudiée et renouvelée tous les 6 mois, ce qui crée un sentiment d’instabilité et rend particulièrement difficile l’accès aux droits sociaux (logement, Pôle Emploi, embauche…). Bien souvent, les personnes désireuses d’intégrer le dispositif ne pourront pas le faire : les critères d’accès sont disparates, varient selon le territoire et sont décidés par les préfets. Entre autres exigences, on retrouve la maîtrise du français, l’exigence d’un certificat de naissance certifié (parfois extrêmement complexe à obtenir), ou même un “certificat de prostitution”…
En outre, la constitution d’un dossier pour demander à intégrer ce parcours représente une charge de travail énorme, si bien que 341 personnes avaient intégré le parcours après 3 ans, un chiffre bien éloigné de la ruée prévue des 500-1000 personnes. Enfin, les commissions ont été organisées tardivement (certaines seulement 3 ans après la promulgation de la loi) : le volet social a, contrairement au volet répressif, tardé à se mettre en place. Betty souligne également l’exclusion de certaines associations : les associations non abolitionnistes ne soutenant pas la loi ont été confrontées à des baisses de financements (Cabiria a vu ses subventions baisser de 20%), ou ont été écartées d’appel à projet. De même, l’obtention d’un agrément est obligatoire pour les associations désirant mettre en place ce parcours ; or, certaines associations refusent de se placer dans cette ligne abolitionniste et refusent de conditionner l’accompagnement à l’arrêt immédiat et obligatoire du travail du sexe. Cabiria a ainsi mis en place un accompagnement avant la loi, qui passe par exemple par l’aide à l’élaboration d’un projet professionnel, la constitution d’un CV ou encore l’inscription à Pôle emploi.
Le cas particulier du travail des mineur-e-s
June Charlot, médiateur en santé à l’association Grisélidis (Toulouse), commence par rappeler que la question des mineur-e-s qui vendent du sexe est largement amplifiée dans les médias, et qu’au lieu de les stigmatiser, il faudrait dénoncer les inégalités structurelles. Sur le rapport et les données qui y sont avancées , il souligne le manque de méthodologie scientifique. Deux choses sont particulièrement choquantes :
- l’amalgame entre la prostitution des mineur-e-s et prostitution étudiante ; la tranche d’âge avancée par le rapport pour la prostitution des mineurs est de 14-23 ans, ce qui n’a pas vraiment de sens
- il est écrit que les associations (quelles associations ?) déclarent que 25% des TDS sont des mineur-e-s mais il n’y a aucune source, et ce n’est pas ce qui est constaté sur le terrain. Même l’association Entr’actes qui a une action auprès des mineur-e-s depuis dix ans n’a pas ce chiffre, et avance plutôt celui de 7%.
June Charlot rejoint les intervenant-e-s précédent-e-s sur la contre-productivité de la répression. Accompagner au mieux les personnes et les protéger, favoriser l’éducation à la sexualité et au consentement seraient des stratégies plus payantes. Il propose également de veiller à l’application de certaines lois, par exemple la mise en place de 3 séances par an d’éducation à la vie sexuelle dans les collèges et les lycées, afin de permettre une réduction des risques de santé. L’ASE (Aide Sociale à l’Enfance) devrait également être repensée en profondeur car la majorité des jeunes qui vendent du sexe en relèvent. Enfin, les professionnel-le-s en charge des mineur-e-s doivent être formé-e-s sur les questions de genre, de consentement, de réduction des risques, du travail sexuel…
Ainsi, le rapport d’évaluation de la loi de 2016 manque de paroles de TDS qui auraient pu s’exprimer sur les conséquences de la loi. Les associations réclament une plus grande implication des TDS dans l’élaboration, la mise en oeuvre et l’évaluation des politiques de santé et de toutes les politiques qui les concernent. Un abandon de la logique abolitionniste (décriminalisation du travail du sexe, abrogation de la pénalisation des clients et des mesures locales réprimant le travail du sexe) permettrait de se concentrer sur la lutte contre le travail forcé, l’esclavage, la traite des êtres humains, les violences, suffisantes pour protéger les TDS de l’exploitation. Cette lutte devrait être doublée de la garantie d’un accès effectif aux droits : hébergement, titre de séjour, accès à une couverture santé…
*abolitionnisme : historiquement, le courant abolitionniste n’avait pas pour but d’interdire la prostitution (au contraire du prohibitionnisme), mais d’interdire toute forme de réglementation concernant le travail du sexe, car cette réglementation cautionnerait l’existence de la prostitution. Le courant abolitionniste actuel, que l’on qualifie parfois de néo-abolitionniste, conçoit le travail du sexe non comme un métier mais comme une oppression patriarcale, et son objectif est bien la fin du système prostitutionnel car celui-ci est vu comme nécessairement porteur de violence. Le débat autour de l’abolitionnisme divise les mouvements féministes aujourd’hui. |
Pour aller plus loin :
- ce documentaire réalisé par Ovidie en 2017 (Arte) : “Là où les putains n’existent pas”. Il porte sur la prostitution en Suède, un des pays les plus abolitionnistes, et la tragédie d’Eva Marree, privée de ses enfants parce qu’elle se prostituait, puis tuée par leur père. Ovidie dénonce l’hypocrisie d’un Etat soit-disant protecteur, incapable de protéger les TDS et porteur d’une logique infantilisante et paternaliste.
- cet article de Morgane Merteuil, ancienne secrétaire générale du STRASS et travailleuse du sexe, propose une perspective historique et une critique de l’abolitionnisme
- Le podcast “La politique des putes”, dont vous pouvez retrouver les épisodes ici, donne la parole aux TDS.
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