Pourquoi je suis devenuE féministe : C’est l’histoire d’une toute petite fille ayant grandi trop vite.

Lancé en avril 2020, pendant le confinement en France, notre concours « Pourquoi je suis devenuE féministe » a remporté un beau succès, avec 35 participations. Voici l’une d’entre elles.

©Laure Saffroy-Lepesqueur

C’est l’histoire d’une toute petite fille ayant grandi trop vite.
Très rapidement, elle devint très très grande.
La femme en elle n’était pas encore née que le monde ne se priva déjà pas de l’animosité qu’il lui réservait.
Chaque violence l’avait fait grandir d’un an de plus, si bien qu’à quinze ans, elle avait déjà plus de cent ans. Cent souvenirs violents dans un petit corps mince et très pâle, sans voix.

Ayant rigoureusement et soigneusement rangé toutes les violences dans un grand sac, elle n’avait jamais pris le temps de replonger sa main dedans. Il lui faisait peur, mais elle sentait qu’il fallait le garder là, dans un coin.
Le sac était tantôt rouge vif, tantôt transparent, élastique et protéiforme, tantôt gigantesque et bousculant toute la maison, tantôt discret et minuscule. Il remuait beaucoup cependant, et souvent, le soir, elle se rappelait de sa présence.

Le soir de ses dix-neuf ans, rangeant encore un souvenir cuisant, elle sentit le sac trembler tellement, qu’elle y replongea la main. Tous les souvenirs, agités comme jamais, sortirent du sac un à un : ils firent une ronde autour d’elle, une ronde terrible et bruyante, et elle pleura.

Elle pleura tout son saoul, tout son cœur d’enfant, tout son corps de femme. Des lianes naissaient de ses larmes et blessaient son corps déjà fatigué. Elle pleura tellement que les flammes des souvenirs se firent moins douloureuses ; elles tentaient de ne pas se noyer dans la pièce où naissaient des vagues de colère sourde. Un orage résonna au plafond, et la pluie se mit à battre les fenêtres de l’intérieur.

La trop grande petite jeune femme s’endormit dans ce vacarme et fut bercée jusqu’au réveil par les songes qui prirent le soin de renfermer tous les souvenirs. Le sac se fit gris, et rapetissa.

Le lendemain de ses dix-neuf ans, entourée de l’eau de ses larmes, qui avaient créé un lac autour de sa petite maison, elle décida de partir, à la nage, en barque, consciente enfin, et armée par les maux : toutes les blessures étaient mortes, noyées, et n’avaient laissé de leurs carcasses tristes que le mot qui les caractérisait. Elle ramassa tous les mots, et les remit dans le sac, qu’elle emporta loin et partout avec elle. Sur la route, elle rencontra d’autres violences mais aussi des sœurs, et quelques frères. Désormais, et depuis ses dix-neuf ans, elle savait tout nommer. Tout expliquer, tout dire. Et depuis ce jour, elle dit tout, elle expliqua tout, et elle retrouva son âge, sa voix et sa voix la porta.

Laure Saffroy-Lepesqueur

Palmarès du concours
Catégorie « formats originaux »
1 – Caillou dans la chaussure, Anouk
2 – Comme une évidence, d’Ebène
3 – Quelques riens, Csil

Catégorie « textes »
1 – L’histoire d’un cheminement, Susy Garette
2 – Rester en vie, Ju
3 – Paye ton neutre, Feuillue

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