Pourquoi je suis devenuE féministe : Paye ton neutre

Lancé en avril 2020, pendant le confinement en France, notre concours « Pourquoi je suis devenuE féministe » a remporté un beau succès, avec 35 participations. Voici la production qui a remporté le troisième prix dans la catégorie « textes ».

Illustration d’après un tableau de Waterhouse.

La salle de classe est un peu floue, du vert foncé, du gris, le jaune des chaises et les dos des autres enfants. En quelle classe ? Je ne m’en souviens pas. Dans ma tête il y a juste ces silhouettes, mes mains sur le bureau et ces mots : « Le masculin l’emporte toujours sur le féminin. » Qui a demandé pourquoi ? Je ne m’en souviens pas. La réponse de l’adulte ressemble à « C’est injuste mais c’est comme ça ». Elle résonne encore aujourd’hui, une vingtaine d’années plus tard. Mon agacement d’enfant, je m’en souviens. Un peu plus haute que trois pommes déjà, je m’étais dit, avec d’autres mots, que c’était drôle de trouver quelque chose d’injuste et de faire comme si de rien n’était. Je m’étais dit, avec d’autre mots, que cette sensation d’infériorité et d’impuissance je ne l’aimais pas.

Depuis, j’ai toujours détesté la grammaire et, franchement, j’ai la mort. La grammaire française m’a transformée en rageuse, en aigrie, en harpie. Parce que, depuis, chaque nouvelle expérience a confirmé ces deux phrases. Adolescente, des hommes plus âgés se permettaient de m’aborder dans la rue. Je m’en souviens. Il y a celui qui, alors que je sortais d’une pharmacie, m’a demandée si je venais d’acheter ma pilule et un test de grossesse à qui j’ai rétorqué « Oui et alors ?! », pour le prendre à son propre jeu et parce que c’était vrai aussi. Il y a ceux qui se sont frottés à moi dans les transports en commun. Il y a ces récits des amies, des femmes de ma famille, des connaissances. Jamais je n’oublierai ces instants dans les cuisines, les voitures, les toiles de tente où l’on m’a raconté les remarques, les agressions, les viols.

Ces instants de frustration viscérale face à un film, à un jeu vidéo, une bande dessinée, je m’en souviens aussi. Quand j’ai lu en cachette Les Infortunes de la vertu ça m’a excitée. Adolescente cachée dans ma chambre sous ma couette, excitée et frustrée, frustrée et dégoûtée de moi-même. Le sexe ça ne s’apprend pas. C’est ce que les adultes semblaient renvoyer autour de moi. Et adolescente avide d’informations, de découvertes, de miettes à ce sujet, je n’avais que ça à me mettre sous la dent. Ça, et les pornos sur M6 à partir de minuit. Ça, et la peur d’avoir à avorter un jour ou de devenir malade. Les briques de rage et de frustration s’accumulaient. Je me souviens de mon incapacité à gérer l’incompréhension des autres, à ce choix qui revenait trop souvent entre débattre et m’énerver ou fuir la situation et rester seule avec le dégoût. La rage était devenue si forte que j’ai commencé à chercher des outils. Et là, il s’est passé quelque chose comme le big bang.

Encore adolescente, je me suis battue pour chaque minute de connexion bas débit, j’ai cherché, cherché, cherché. Des outils pour alimenter mes fantasmes, pour nourrir ma vie masturbatoire. C’est à ce moment-là que l’univers des yaoi et des fanfictions s’est ouvert devant mes yeux pas si innocents. Ainsi, il y avait d’autres personnes comme moi qui, frustrées elles aussi, créaient leurs propres histoires, leurs propres représentations et ça me donnait chaud, me tordait le ventre, me faisait sourire devant mon écran. Au même moment, j’ai découvert les blogs féministes et tout s’est éclairé. Des mots comme hétéropatriarcat, normes de genre, culture du viol, oppression… fleurissaient dans mon vocabulaire. Petit à petit d’autres s’y sont ajoutés, comme écologie, validisme, âgisme, queer ou anticapitalisme. Enfin, j’avais trouvé des outils pour défendre mes positions dans les conversations. Les débats étaient toujours aussi difficiles et douloureux mais je n’étais plus seule. Depuis, il y a eu des dizaines de rencontres avec d’autres féministes radicales, des activistes, des militant-e-s, des heures de visionnages de films, des jours de lecture, des ateliers techniques. Depuis j’ai agi, discuté, reconnu, défendu et la rage ne bouillonne plus. Elle ronronne en moi comme un petit moteur familier. C’est mon féminisme, c’est ma charpente, mon socle, mon armure.

Feuillue

Palmarès du concours
Catégorie « formats originaux »
1 – Caillou dans la chaussure, Anouk
2 – Comme une évidence, d’Ebène
3 – Quelques riens, Csil

Catégorie « textes »
1 – L’histoire d’un cheminement, Susy Garette
2 – Rester en vie, Ju
3 – Paye ton neutre, Feuillue

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Ceci est le compte officiel du webzine Les Ourses à plumes.

20 commentaires sur « Pourquoi je suis devenuE féministe : Paye ton neutre »

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