Étudier la pornographie en ligne est particulièrement intéressant puisqu’en évoluant sur le net, son discours sur les corps et les sexualités est accessible au plus grand nombre. Ce passage des salles obscures aux plateformes en ligne et autres sites web a-t-il cependant favorisé les discours alternatifs sur la sexualité ? Que fait Internet à la pornographie queer et féministe et plus largement, à l’expression de nos désirs ?

Bien que souvent perçue comme vulgaire, la pornographie s’établit en pratique culturelle diffusée massivement. Sa présence dans l’espace public et privé participe à la diffusion d’un discours sur les corps qui contribue à définir l’ob/scène, c’est-à-dire ce qui doit rester en dehors de la scène : l’impur, l’immoral, le perverti. Elle représente ainsi un contre-exemple duquel ne pas approcher mais renforce aussi, en négatif, les attributs d’une sexualité normée.
En tant qu’objet narratif vecteur d’un discours, la réappropriation du genre pornographique par les féministes pro-sex (dont le mouvement se développe en opposition à celui des féministes anti-pornographie) ne se fait pas attendre et certains films sont produits et diffusés dès les années 1980 aux États-Unis notamment.
À l’époque, cette démarche est coûteuse en moyens puisque d’un point de vue cinématographique, la contrainte technique nécessite du matériel spécialisé, ainsi qu’un réseau de distribution important afin d’être rentable. Toutefois, certaines militantes vont parvenir à explorer le domaine de la réalisation filmique en s’appuyant dans un premier temps sur leur expérience dans l’industrie en tant qu’actrice pornographique mainstream, c’est-à-dire évoluant dans le champ de la pornographie généraliste. C’est le cas de Candida Royalle, qui crée Femme Productions en 1984, puis Femme Distribution en 1986, dans le but de produire de la pornographie à destination des femmes. Pendant presque vingt ans, ces initiatives resteront toutefois isolées à cause de la difficulté d’accès aux réseaux de production.
À partir du début des années 2000, le développement et la diffusion des technologies d’Internet va cependant changer la situation de façon profonde et durable. La production cinématographique se voit en effet radicalement facilitée par la mise en place d’outils plus compacts, plus faciles d’utilisation et meilleur marché, comme les webcams dans un premier temps, puis les smartphones. Parallèlement, l’expansion du Web permet d’autoriser la mise en ligne de tous types de contenus, sans passer par les sociétés de diffusion spécialisées et ayant un parti pris spécifique. Les caméras digitales deviennent donc accessibles au grand public et les internautes présentent une diversité de nationalités, d’âges et d’ethnicités favorisant le développement d’un contenu propre.
Plusieurs sites de pornographie féministes et queer voient le jour dès 2002 comme NoFauxxx.com, rebaptisé par la suite IndiePornRevolution, créé par Courtney Trouble, ou encore CrashPadSeries, lancé par Shine Louise Houston en 2007.
Un mouvement protéiforme et empouvoirant
Les initiatives sont alors plurielles dans le fond et dans la forme. Elles présentent toutefois pour point commun – comme le précise la réalisatrice Tristan Taormino dans son livre Feminist Porn Book – de « venir complexifier/enrichir les représentations dominantes de genre, de sexualité, de race, d’ethnicité, de classe, d’aptitude, d’âge, de type de corps, et d’autres marqueurs identitaires ». Ce faisant, toutes ces pornographies critiques proposent d’offrir un discours implicite ou explicite sur la pornographie mainstream qui se traduit par la remise en question de ses fondements.
La démarche des sites de pornographie féministe et queer récompensés par le Feminist Porn Awards s’articule autour de trois grands principes de production. D’abord, une volonté franche de représentation des personnes minorisées mais aussi de pratiques sexuelles marginalisées. Les lesbiennes, les personnes non blanches et les personnes trans, qui subissent en général une double dynamique d’invisibilisation et de fétichisation, sont rendues particulièrement visibles et passent aussi derrière la caméra. Cette démarche est fondamentale puisque le fait de rendre visible devient un premier pas dans une action politique qui laisse un espace aux groupes minorisés pour se reconnaître, exister et s’exprimer. De la même manière, les pratiques BDSM (relevant du bondage, de la domination, du sadisme et du masochisme) occupent une place non négligeable dans les films produits, s’inscrivant en subversion des rapports de domination qui opèrent au sein de toute relation. En laissant notamment aux femmes la possibilité de se réapproprier du pouvoir sur leur(s) partenaire(s), elles remettent ainsi en question l’idée d’une sexualité passive par nature. Par la diversité des représentations qu’elle propose, la pornographie critique redéfinit et transforme ainsi les scripts hétérosexuels traditionnels diffusés dans les médias. Les sexualités sont alors présentées comme multiples et en dehors de toute essentialisation.
Le second principe autour duquel se construisent ces productions se manifeste dans la mise en scène : une place essentielle est laissée à la spontanéité de l’action. Les scènes privilégient un déroulé filmé de manière ininterrompue, installant une impression d’évènement partagé en direct. De la même manière, un choix de cadrage plus large permet une conception du corps moins morcelée. Le but de la démarche n’est pas ici de réinstaurer une frontière soft/hard décrivant la pornographie comme « masculine » et l’érotisme comme « féminin », mais bien de donner à voir des images explicites dans un champs réservé d’ordinaire aux hommes hétérosexuels cisgenres.
Enfin, l’éthique de production constitue le troisième point de focus de ces sites qui, pour certains, détaillent très précisément les conditions de tournage, ainsi que le montant de la paie unique proposée à l’ensemble des performeur-euse-s, à l’opposé des habitudes de la pornographie mainstream organisée autour de grilles tarifaires indexées sur le genre, l’origine ethnique, l’âge, l’expérience dans le domaine ou encore les pratiques réalisées. La démarche est ici fondamentale puisqu’elle contribue – en donnant des informations aux travailleur·euse·s du sexe, mais aussi aux spectateur-rice-s – à créer une certaine agentivité sexuelle, c’est-à-dire à leur permettre de prendre en charge leur corps et d’exprimer leur sexualité de façon positive. Ce faisant, l’agentivité sexuelle se meut en agentivité personnelle : la sensation d’avoir le droit de communiquer un désir et un plaisir se voit complétée par la mise à disposition de renseignements autorisant la prise de décisions éclairées. L’objet de consommation ne se limite plus à un film pornographique, mais s’ouvre à une manière de faire de la pornographie.
Le développement des technologies d’Internet a donc largement contribué à favoriser la réappropriation de l’objet pornographique par les militant-e-s queer et féministes pro-sex. Le processus en jeu ici est celui de la réinterprétation du discours dominant sur la sexualité, produit par la pornographie mainstream, afin de se construire sa propre image et ses propres scripts sexuels, inspirés d’une histoire communautaire et militante. Cependant, ce mouvement entraîne de nouvelles problématiques qui méritent d’être interrogées. Dans une démarche alliant de la sorte excitation sexuelle et positionnement politique, comment gérer une stimulation par des objets pornographiques n’étant pas alignés politiquement avec ses positions militantes ? Doit-on opérer une séparation stricte entre pornographie mainstream et pornographie critique alors que l’une et l’autre sont loin de se montrer monolithiques ? Comment des sites de pornographie critique payants gèrent-il les tensions entre stratégie militante et stratégie commerciale ?
Néanmoins il est également important de souligner qu’en questionnant la place de la sexualité dans l’espace public, elle redéfinit ses frontières avec les espaces privés et ce faisant, questionne finalement les manières d’être seul·e, ou au contraire, de faire communauté.
À l’inverse de la situation communautaire des années 1980 aux États-Unis mais aussi dans de nombreux autres pays, y compris la France, les quartiers gays, qui permettaient à des groupes sociaux marginalisés d’être en sécurité mais aussi de se retrouver entre pair-e-s, se font de moins en moins nombreux. Cette gentrification contribue à disperser la communauté queer qui perd là un moyen précieux de partage et de soutien mais aussi de visibilité dans l’espace public. Internet se positionne ici comme une multitude de potentialités de réunion. Les solutions informatiques traduisent alors autant d’ouvertures qui permettent à la société en réseau d’être lue comme un espace social où les corps interagissent pour créer des liens de coexistence.
Nastassja Imiolek
Cet article a été publié dans le troisième numéro de notre revue papier féministe, publié en septembre 2021. Si vous souhaitez l’acheter, c’est encore possible ici.