Comment un groupe de femmes ne se connaissant pas, avant #metoo, dans la petite ville d’Amiens, se sont retrouvées autour d’un café pour évoquer la création d’un espace hybride mêlant culture, militantisme, fête et convivialité ?

Les Bavardes, c’est parti d’une terrasse de café, l’été 2016. On aurait tellement à en dire aujourd’hui ! Cinq nanas, amiénoises, lesbiennes, se sont rencontrées avec l’idée en tête de créer un espace qui leur manquait dans leur ville : un collectif lesbien féministe non mixte (sans mec cis), pour visibiliser les femmes, créer des espaces pour qu’elles s’expriment, faire la fête et revendiquer des droits. Très vite, sans vraiment s’y attendre, Les Bavardes, c’est devenu 70 événements par an, la plupart en complet et 60 bénévoles investies sur une dizaine de champs d’action, du local au national :
- Des groupes de parole,
- des scènes ouvertes 100% meufs,
- une émission de radio (Ovaires Bookées),
- des festivals autour du 8 mars, du 17 mai, du 25 novembre,
- des actions de désobéissance civile,
- des manifestations,
- des universités populaires féministes,
- des ciné-débats…
En 5 ans, on a tagué des murs, bu des dizaines de shooters, dansé des nuits entières, monté une fausse campagne municipale « Amiens Lesbien », créé un partenariat avec l’ONG LBTQ béninoise Afro-Benin, rencontré les réseaux nationaux, co-organisé la toute première marche des fiertés à Amiens, accompagné des victimes au commissariat… Et organisé des concerts de meufs, des one woman show, des ateliers mécaniques, des lotos, des apéros jeux, des blablas, des formations…
Bref ! On a usé tout le répertoire militant, avec comme principal objectif de mettre en place toutes les idées d’actions qui nous venaient pendant les réunions bénévoles et de préparation d’action. Fortes de nos univers propres, à chacune d’entre nous, mais qui nous reliaient pourtant (milieu culturel et artistique, graphisme et communication, animation et formation, journalisme, domaine de la sociologie et de la recherche, informaticienne), on a rapidement constaté que plus nous agissions, plus nous nous émancipions et plus nos combats gagnaient en visibilité. Rapidement, les demandes de contacts et de partenariats de la part des associations et des structures locales se sont multipliées et la machine était en route.
Les Bavardes, c’est l’exploration de la sororité et le croisement des savoirs (faire, être…).
On s’est basées sur les expériences et les appétences de chacune des bénévoles pour construire les actions et projets. Nous avions l’intime conviction que c’est la conjugaison des outils intellectuels, des méthodes pratiques de l’éducation populaire politique et des théories de la sociologie critique et politique féministe et lesbienne (Wittig, Lorde, Hooks) qui ferait de nous un collectif à part entière.
Un collectif qui explore les conditions de l’égalité, qui met à jour les rapports de domination (même entre meufs), et qui tentent de les déjouer.
Mais aussi, un collectif qui se marre… ah ça oui, qu’est-ce qu’on s’est poilées ! Mais aussi beaucoup chialé et mises en colère. Pour nous, tout a été une question de conscientisation, d’émancipation et de transformation sociale. On a refusé les figures de leader ou de porte-parole et on n’a pas cessé de se former collectivement. On a essayé de construire une armature assez solide pour que le tout survive aux éventuels départs des fondatrices, tout en acceptant que si un jour on en arrivait à dissoudre l’association, alors c’était ok.

Évidemment, la crise sanitaire nous a mises par terre, on a bien tenté des trucs en ligne, comme tout le monde ou comme beaucoup en tout cas ; dont on est super fières par ailleurs.
Mais franchement, les inégalités sociales, de classes, racistes, de genres, n’ont jamais été aussi saillantes que depuis un an.
Psychologiquement, on est un peu abîmées, on constate que la distanciation sociale ne nous permet pas de nous organiser au mieux, aussi bien qu’on le faisait jusqu’alors. Si les difficultés sont les mêmes qu’auparavant, ou si elles se sont accentuées, notre force résidait dans le fait de se retrouver, de s’allier, de se soutenir et de lutter. Sans la rencontre, même si nous y parvenons parfois tout de même, ce n’est plus assez pour rebondir. Avant, on aurait réglé ça au bar, on aurait pondu cinq idées d’actions par minute, et l’action nous aurait mise en mouvement, comme pour aller de l’avant.
Après quelques mois de pandémie et un confinement, face à ce Covid qui allait rester un moment, on s’est remises à penser collectivement et imaginer la suite. en novembre 2020, on a construit un budget suffisamment solide pour embaucher une première salariée. Nous ressentions le besoin d’asseoir notre expérience et nos savoirs cumulés, pour continuer à agir et dépasser cette étape si complexe que présentent les mesures sanitaires, en faisant grandir notre format de base. Fatiguées aussi de bricoler, de faire du système D, souvent au détriment de nos agendas personnels et privés. Nous avons ainsi permis de mettre en place des actions plus longues ou plus complètes, comme :
- un projet d’intervention en milieu scolaire à l’année dans plusieurs établissements,
- la création d’un DVD pédagogique,
- la gestion d’un local associatif
- et la continuité de nombreuses de nos actions.
Aussi, le bénévolat, à un moment donné, ça peut s’avérer compliqué. En ajoutant nos métiers respectifs à nos engagements militants (certaines d’entre nous étant engagées dans plusieurs associations ou autres combats), on finit par se perdre. En se souhaitant de continuer à lutter dans la joie, et malgré le fait quele salariat ne résolve pas tout, on a créé de nouvelles perspectives.
Lorsque nous avions d’abord décidé (non sans des milliers d’heures de débats) de structurer le collectif en association, nous avions déjà opté pour bénéficier d’une armature administrative nous permettant de mobiliser des fonds dits de droits communs, tout en continuant à nous interroger régulièrement sur notre rapport à l’État, aussi patriarcal, raciste, transphobe, lesbophobe, capitaliste, etc. L’arrivée d’E. en tant que salariée – une ancienne bénévole – nous permet de continuer à nous interroger, notamment sur la question de l’autogestion dans une institutionnalisation du militantisme. Tout en nommant et analysant l’histoire des Bavardes et de ses récentes transformations, nous avons aussi conscience de nos manquements, de nos loupés et de nos moments douloureux.
Mais 5 ans après, lorsque l’on parle des Bavardes, avec d’autres participantes ou nos entourages éloignés, on est heureuses de pouvoir dire que notre association lesbienne et féministe existe, et continue d’exister à Amiens. Et Les Bavardes continuent de fédérer, comme un grand laboratoire de découvertes, d’exploration, d’amour et d’émancipation.
Que nous dira l’avenir au sujet de cette aventure amiénoise, sur son impact à long terme, sur ces victoires locales et sa participation aux luttes nationales et internationales ?
Que nous dira l’avenir au sujet de cette aventure amiénoise, sur son impact à long terme, sur ces victoires locales et sa participation aux luttes nationales et internationales ? Allons-nous choisir de suivre le mouvement, salarier encore, se solidifier davantage, ou au contraire préserver un cadre d’engagement fait d’improvisation et d’électrons libres qui créent et agissent d’abord, pour comprendre et apprendre ensuite ? Allons-nous devoir rester à distance encore longtemps, jouant le jeu du tout numérique et des réseaux sociaux – cependant fidèles alliés et lieux d’engagements militant à part entière – ou allons-nous pouvoir réinvestir les bars, les salles de concerts, les locaux associatifs et la rue ?
Ce que l’on sait et ce qui nous définit le mieux, c’est qu’il y a encore beaucoup à faire et que nous serons là, tant que nous le pourrons, aux côtés de nos sœurs et adelphes de tous les espaces.
Audrey et Marie, co-fondatrices et co-présidentes de l’association
Cet article a été publié dans le troisième numéro de notre revue papier féministe, publié en septembre 2021. Si vous souhaitez l'acheter, c'est encore possible ici.