Le militantisme individuel en ligne est-il un militantisme ?

Des blogs aux réseaux sociaux, de plus en plus de personnes utilisent Internet pour défendre une cause, ou leurs opinions. Mais est-ce pour autant du militantisme ? À les écouter, la frontière est mince…

Les personnes qui, de manière individuelle et indépendante, utilisent massivement les outils du Web pour faire avancer leurs causes sont parfois déconsidérées par les militant-e-s des organisations formelles. C’est ce dont témoigne Anchara : « on m’a dénigrée car je milite depuis chez moi mais également parce que je ne fais partie d’aucune association. C’est une idée courante qu’individuellement une femme est inutile et ne peut faire entendre sa voix en son nom », souligne-t-elle. Constat similaire pour Mrs Roots, qui préfère parler plutôt « d’engagement personnel » : « Avant Mwasi, toute la sphère militante dénigrait les afroféministes parce qu’elles n’avaient pas de collectif ou de partis, alors que nous commencions à peine à (re)découvrir le militantisme de nos aînées, à déterrer leurs initiatives militantes. C’était surtout une manière paternaliste, misogyne et raciste de délégitimer nos discours et nos prises de paroles. Ce dénigrement d’une mobilisation en ligne ignorait aussi la complexité de nos communautés, à savoir, que nous ne vivons pas tou-te-s au même endroit (DOM-TOM, province, Île-de-France…) ».

En filigrane de ces critiques, se pose la question de la définition du « militantisme ». Répondre à des commentaires haineux ou faire des threads sur Twitter, est-ce du militantisme ? Est-il forcément collectif et organisé ? Pour Anchara, « le militantisme c’est défendre une cause, sensibiliser le public sur un sujet précis, démonter des idées reçues, se battre pour des idées et des idéaux ». Pour Maud, militante à Sud Education, « le militantisme, c’est avant tout une façon de se positionner dans le monde en voulant le changer donc cette aspiration peut s’exprimer aussi bien dans le cadre des organisations politiques ou syndicales mais aussi dans la sphère privée ».

Pour Alistair, le militantisme concerne « les actions avec un but politique concret et précis qui ont vocation à faire pression sur les institutions et lieux de pouvoir, et donc plus ou moins organisationnel. Je ne considère pas forcément la pédagogie et la vulgarisation comme du militantisme, bien que cela participe à l’objectif final ». Alistair ne se définit ainsi pas comme « militant », mais comme « vulgarisateur », sur Youtube et Twitter. « Mon objectif est surtout de donner accès à un plus grand nombre de personnes concernées à ce que j’appelle « le savoir communautaire » », ajoute-t-il. Définir le militantisme reste complexe. Pour Mrs Roots, la question à se poser est : « est-ce que ces actions individuelles bénéficient au collectif ou est-ce qu’il s’agit juste de satisfaction individuelle via une image militante ? »

Quelles spécificités apporte le militantisme en ligne ?

« Twitter m’a offert une plateforme pour parler plus souvent et plus profondément de grossophobie, souvent laissée pour compte. Mon témoignage sur la grossophobie médicale dans le cadre d’une grossesse a été relayé des milliers de fois », illustre Anchara. Sur Twitter, Instagram et TikTok, Anchara a pour objectif de « renseigner, montrer aux personnes concernées qu’elles ne sont pas seules, partager mon expérience, remettre l’oppresseur à sa place ». Militer en ligne permet de toucher un plus large public, et de manière plus personnelle. « Je reçois quotidiennement des dizaines de messages adorables pour me remercier d’être un modèle. Et oui, on manque cruellement de représentations de femme grosse et épanouie », ajoute Anchara.

Un thread peut-il donc avoir plus d’impact qu’une distribution de tracts ? Alistair nuance : « les informations en ligne ont le potentiel de se diffuser beaucoup plus massivement que les actions IRL, mais beaucoup de productions en ligne ont aussi un impact extrêmement limité, on voit tou-te-s les vidéos ou thread qui ont du succès, mais on ne voit pas forcément les mêmes centaines d’autres qui ne circulent pas du tout ». Pour Mrs Roots, « il faut regarder la diversité des personnes touchées ».

Mrs Roots a commencé à prendre la parole sur son blog et Twitter d’abord avec « cette volonté de comprendre ma position de femme noire en France, ce qu’elle impliquait en termes d’expériences et de violences subies, et ce que ça supposait d’être un sujet politique. Aujourd’hui, c’est une plateforme en accès libre de plus de 200 articles sur l’afroféminisme et les littératures afro ». Un investissement individuel, mais qui a du poids. « Une femme noire vivant en province m’a dit que mes textes l’ont poussée à réaliser ses propres projets, des vidéos sur l’afroféminisme. Cela m’a fait réaliser ce que je visais avec mon engagement : un empouvoirement, permettre aux femmes noires de se rendre compte qu’elles sont un maillon de transmission dans nos luttes et notre héritage, et qu’elles sont actrices. Aussi, laisser des traces doit se faire collectivement, pour ne plus être effacées ».

Militer en ligne est-ce toujours une stratégie construite ? Sur les réseaux sociaux, Anchara « écrit au fil de l’eau et avec [s]es tripes ». C’est la spontanéité de son ton qui fait mouche. Mrs Roots structure davantage ses contenus : « je travaille dessus, je développe ma réflexion, je la confronte à des sources et j’écris des posts construits. Je mets toujours quelques liens complémentaires pour que les personnes qui lisent se fassent leur propre opinion ». Alistair s’applique également : « je ne sors pas une vidéo ou un thread sans me demander pourquoi je dis ça, à qui je m’adresse, dans quel but, qui va effectivement avoir accès à mon contenu, etc. »

Le militantisme/engagement en ligne peut prendre différentes formes : « de la prévention à l’information, en passant par la création et la mobilisation en ligne. Pour ma part je produis et diffuse des contenus en ligne, les simplifie au fil du temps, sur mon blog, et les relais sur mes réseaux », décrit Mrs Roots. Maud utilise le numérique (Whatsapp, Facebook…) dans un but syndical, de manière ponctuelle pour partager des informations et « toucher les collègues AESH (accompagnant-e-s d’élèves en situation de handicap) » notamment. « Ce travail m’a permis de syndiquer des collègues et de construire des luttes. La plupart des camarades sont encore sceptiques sur l’utilité des réseaux sociaux, même si cela a grandement évolué depuis le Covid », constate-elle.

Des pratiques forcément collectives ?

Pour Mrs Roots, « le point positif de l’activisme en ligne est cette capacité à pouvoir s’organiser collectivement malgré les frontières, ou la distance, et à se confronter à d’autres vécus. Que ce soit pour des choses instantanées ou des coordinations internationales, les réseaux sociaux sont un super outil pour faire des ponts ». A terme, le militantisme individuel en ligne est-il forcément amené à devenir collectif ? Ou à s’organiser sur le terrain ? « Je ne pense pas qu’on puisse réellement faire du militantisme, au sens d’induire du changement dans les lieux de pouvoirs, de manière individuelle », répond Alistair. Pour Maud, « le militantisme en ligne est collectif. J’anime plutôt des pages, celle Facebook de mon syndicat, je fais vraiment une distinction avec mon profil individuel ». Pour elle, « les réseaux sociaux sont plus un appui à ce que l’on construit, un outil de diffusion ».

« Je pense qu’on a longtemps eu l’illusion qu’être engagé-e en ligne avec d’autres personnes, c’était forcément la jouer collective. Or, la solidarité, ça se construit, ça s’organise. Il y a toujours un moment où le virtuel ne suffit plus, et où il faut construire. C’est un peu la critique qui se dessine autour de #MeToo… Oui, ça a eu un impact collectif, mais est-ce qu’il y a eu un impact sur le collectif/la société ? C’est cet écart entre le virtuel et le réel qu’il faut combler, pour qu’il y ait un véritable impact structurel, et ça, ça demande du temps, et du travail sur le long terme », analyse Mrs Roots.

Si des posts d’un compte collectif engagent à un minimum de sérieux, l’individuel est plus libre, ouvrant ainsi à des dérives, comme le souligne Mrs Roots : « une personne très suivie va tenir un discours qui semble militant, qui a ses codes, mais dont la parole ne repose sur aucune source, créant énormément de désinformation. J’ai l’impression qu’on porte de plus en plus d’attention à la posture, plutôt qu’à ce qui est dit ».

Les limites de l’individuel

Militer en ligne de manière individuelle c’est aussi s’exposer. « Je suis régulièrement menacée et insultée », confie Anchara. Et en cas de désaccords, les critiques peuvent aussi être lourdes à supporter. « Plus tu prends de place et moins on te traite avec indulgence, militer est une charge lourde », admet-elle.
« Étant plus suivie qu’avant, je suis beaucoup plus exposée au cyberharcèlement, aux trolls et je veille à ce que ça ne retombe pas sur les personnes que je soutiens », quitte à taire des collaborations, explique Mrs Roots. Le cyberharcèlement auquel elle a été confrontée prenait des formes diverses et graves : « des insultes sur Twitter, des commentaires, ou le fichage de mes données personnelles… J’ai eu énormément de soutien d’ afroféministes à l’époque. Il ne faut jamais négliger sa sécurité et sa santé mentale ».

Même analyse pour Alistair : « je pense qu’il est important de se protéger relativement radicalement quand on décide de se mettre publiquement en scène sur des questions politiques. Bloquer, masquer, ne pas répondre tout de suite. Ma santé mentale ne vaut pas d’être sacrifiée dans l’espoir que sur les 50 transphobes avec qui j’aurai débattu trois heures sur Twitter quelques-un-e-s auront vu leur avis évoluer ». Se protéger, c’est aussi distinguer des espaces privés et publics d’échanges : « Beaucoup de personnes n’ont qu’un seul compte qui est à la fois une zone d’expression personnelle et une zone d’expression militante/politique, et personnellement je trouve ça délétère. Tout ce que je dis sur mon compte public sera dans une certaine mesure considéré comme une prise de position politique », illustre Alistair.

Une autre limite du militantisme individuel en ligne est le risque de personnalisation et le caractère indispensable de la personne, avec également un risque d’épuisement. « J’y ai été confrontée. Il faut questionner sa place par rapport au collectif. Quand je suis sous l’eau ou que j’estime m’être déjà (trop) exprimée sur un sujet, je renvoie souvent vers d’autres personnes, ou vers des collectifs ou des associations, qui peuvent gérer les sollicitations. La diversification des voix, c’est partager les prises de parole avec d’autres », estime Mrs Roots. « On a une responsabilité de faire attention à la personnalisation en tant que créateur’ice de contenu. D’être clair sur ce qui n’est que notre expérience ou notre avis, d’être humble et honnête sur la part de création et la part de transmission dans notre travail », ajoute Alistair.

Autre mise en garde de Mrs Roots : « l’activisme en ligne n’échappe pas à l’entre-soi, il a ses codes, et peut se couper de certaines réalités si on s’y arrête. C’est pourquoi, à mes yeux, l’activisme en ligne n’a de sens que s’il se couple avec celui de terrain ». Avis partagé par Maud : « en ligne on peut avoir l’impression que tout le monde est mobilisé alors que, lorsqu’on retourne sur le lieu de travail, on se rend compte que ce n’est pas si simple. On peut rapidement tomber dans l’entre-soi en ligne ».

Finalement, synthétise Alistair : “sur des populations souvent très isolées, la possibilité d’apprendre et de parler en ligne a vraiment eu un impact considérable. L’existence de rassemblements et d’actions en présentiel reste très importante, et il faut qu’on la développe, mais ça me paraît aussi délétère de nier l’importance des réseaux sociaux, notamment comme porte d’entrée sur tous ces sujets.”

Ourse Malléchée avec OP

Cet article a été publié dans le troisième numéro de notre revue papier féministe, publié en septembre 2021. Si vous souhaitez l’acheter, c’est encore possible ici.

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Journaliste, cette ourse adore écrire sur les thématiques qui lui tiennent à coeur : discriminations, santé, féminisme, luttes… De formation littéraire, c’est une droguée de lecture et d’écriture, mais aussi une militante féministe et politique à ses heures perdues (ou gagnées !). Cette ourse est une gourmande qui ne résiste jamais à un chocolat, ou à un pot de miel… Curieuse de tout, elle traîne ses pattes sur les réseaux sociaux à la recherche de la moindre info. Taquine, elle aime embêter les autres ourses. Elle est aussi connue pour ses grognements et son caractère persévérant. Elle ne lâche rien.

Un commentaire sur « Le militantisme individuel en ligne est-il un militantisme ? »

  1. Merci pour cet article très intéressant. Effectivement, je pense que dans tout mouvement et en particulier dans le féminisme, il y a une part d’individuel et une part de collectif. Une part d’individuel car chaque personne peut apporter son vécu et peut faire de la pédagogie à son échelle. Le caractère collectif permet de mieux faire porter une voie, un message.

    Pour le cas du féminisme, les médias ne relayent que certains types de féminisme (et pas forcément en positif, présenté souvent comme hystériques). Il peut être difficile pour des individus de se dire membre d’un groupe dans lequel ils ne se reconnaissent pas nécessairement (en particulier quand il y a des violences). Militer en ligne, ça permets aussi à chacune de donner son opinion, qui peut diverger d’une ligne de partie ou qui peut être originale et lancer les bases d’autres mouvements par la suite . Et puis utiliser les ressource en ligne permet de donner une autre information que le mainstream patriarcale je pense notamment aux excellents podcasts comme les couilles sur la table, la poudre, ou encore Esther Reporter.

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